Comment comptons-nous ? Les possibilités du cerveau vont de l’estimation du nombre de personnes dans une salle aux mathématiques les plus abstraites en passant par le calcul mental. Les neurosciences, l’étude de patients atteints de lésions cérébrales et présentant des troubles liés au calcul (acalculie), ainsi que l’imagerie médicale, ont permis de progresser dans la compréhension de ces mécanismes. C’est la spécialité de Stanislas Dehaene, chercheur à l’INSERM et jeune membre de l’Académie des Sciences, qui présente dans La bosse des maths une synthèse de ce qui est connu aujourd’hui, et expose ses propres théories.
Depuis Hans, le cheval calculateur qui défraya la chronique au début du 20ème siècle, des expériences un peu plus sérieuses ont permis de montrer que les animaux sont bien capables de compter, de distinguer les quantités, et d’effectuer des opérations arithmétiques élémentaires. Des rats ont pu être entraînés à appuyer un nombre précis de fois sur un levier (4, 8, 12, ou 16 fois), puis sur un autre levier pour « clore » la série. Ils s’acquittent de cette tâche avec une marge d’erreur élevée mais qui met en évidence le fait qu’ils ont une assez bonne estimation des quantités. Un chimpanzé au Japon a pu apprendre les 9 premiers chiffres, sait dénombrer des ensembles avec 95% de réussite, sait ordonner des chiffres par ordre croissant. Un autre sait réaliser des additions telles que 4+2=6 en manipulant des symboles, et choisir le plus grand parmi plusieurs nombres compris entre 1 et 9.
Chez l’homme, la théorie de Piaget qui domine encore largement repose sur l’idée qu’à la naissance le cerveau est une page blanche, et que les notions abstraites telles que les quantités et les nombres sont acquises par l’expérience au cours des phases successives du développement. Pourtant il est possible de réaliser avec des nourrissons des expériences très astucieuses qui contredisent cette théorie. En l’absence de langage, la réaction d’un bébé est mesurée en chronométrant le temps qu’il passe à fixer une image plutôt qu’une autre, ou bien encore en mesurant l’intensité de la succion qu’il exerce sur une tétine quand on lui présente différentes configurations. Ainsi, un nourrisson d’une semaine semble déjà capable de distinguer 2 de 3, qu’il s’agisse de points, de dessins, ou de sons. Chez un enfant de cinq mois, lorsqu’on dissimule successivement une poupée puis une deuxième derrière un rideau, quelle n’est pas sa surprise lorsqu’on abaisse le rideau et qu’il ne voit plus qu’une poupée ! Ceci reste valable même lorsque les objets dissimulés sont en mouvement et posés sur un tourne-disque. Ainsi presque tous les bébés sont-ils capables de distinguer les quantités un, deux et trois, mais aucun ne parvient à distinguer quatre de cinq ni de six. Ceci laisse supposer que notre cerveau contient dès la naissance des circuits, programmés dans notre patrimoine génétique, qui nous permettent de manipuler approximativement des petites quantités.
On constate que dans toutes les civilisations, les chiffres 1, 2 et 3 ont un statut à part et sont généralement représentés par autant de traits ou de points, ou bien un symbole évoquant ces derniers (ce qui est le cas des chiffres arabes : 3 est une contraction de trois traits horizontaux, si, si !). Mais dès qu’on nous présente un nombre plus élevé de traits, comme IIIII, nous sommes incapables d’apprécier rapidement la quantité concernée et devons faire appel à de nouveaux symboles comme V. Cette faculté d’estimer en un coup d’œil un nombre d’objet s’appelle subitisation, et si elle est très efficace jusqu’à trois objets, le temps de réaction et le taux d’erreur commencent à augmenter à partir de quatre et au-delà. Inconsciemment, ce mécanisme influence notre aptitude à manipuler des quantités, même lorsqu’elles sont représentées sous forme de symboles tels que 8 ou 9, probablement parce que notre cerveau les convertit automatiquement en une estimation de quantité quasi-continue (« analogique »). Ainsi, le temps mis pour comparer deux chiffres est plus long lorsqu’il s’agit de 7 et 8 que lorsqu’il s’agit de 2 et 3 (et ce quelque que soit le niveau d’études du sujet !). Quand il s’agit de décider si un nombre est plus grand ou plus petit que 65, le temps de réponse est d’autant plus faible que le nombre présenté est éloigné de la référence ; c’est l’effet de distance. Nous n’associons pas seulement une estimation quantitative aux symboles que nous lisons, mais également d’autre caractéristiques plus surprenantes : sous l’effet de l’écriture de gauche à droite, les nombres croissants sont visualisés par la plupart des gens comme une ligne allant de gauche à droite et de bas en haut ; certaines couleurs sont associées préférentiellement à certains chiffres ; et la taille des caractères utilisés brouille notre perception de la quantité que nous sommes en train de lire.
Le système de numération chinois est plusieurs fois cité en exemple pour son efficacité :
- le nombre de mots nécessaires pour apprendre à compter est minimal : un mot pour chaque chiffre de 0 à 9 ; et quatre mots pour 10, 100, 1000 et 10000 ; il faut vingt-sept mots pour parvenir au même résultat en français ;
- les mots chinois sont très courts, donc rapides à prononder (0,25 s. par chiffre contre 0,3 s. en français) ce qui permet aux Chinois de retenir 9 chiffres dans leur mémoire auditive là où nous ne pouvons en retenir que 7 ;
- la syntaxe est simplifiée à l’extrême et ne souffre aucune irrégularité : 231 se dit deux cent trois dix un ; que l’on songe à notre cent quatre-vingt dix-sept ou au thirteen qui se confond avec thirty…
Ceci semble expliquer que, à âge égal, les petits Chinois savent compter plus loin que les Américains, et sont meilleurs en calcul.
Comment effectuons-nous les calculs ? Comme on l’a vu, les calculs très simples comme 2+1=3 sont à la portée d’un bébé, d’un chimpanzé, et même d’un rat, et font appel à la partie de notre cerveau qui estime les quantités. L’étape suivante consiste à mémoriser les tables d’addition et de multiplication jusqu’à 9, ce qui s’apparente à une poésie particulièrement difficile. Pour calculer 7x8 nous faisons donc essentiellement appel à notre mémoire long terme. Mais lorsqu’il s’agit de calculer 12x10 ou 620-21, nous avons mémorisé à l’école une biblothèque d’algorithmes parmi lesquel nous devons chercher lequel est approprié pour trouver le résultat ; il s’agit encore d’un troisième mécanisme.
Pour savoir quelle partie du cerveau est utilisée pour chacune de ces opérations, nous disposons de plusieurs méthodes. La première, appelée dissociation, consiste à examiner minutieusement des patients atteints de lésions cérébrales et chez qui une fonction cognitive est altérée mais une autre intacte. Ce type de diagnostic permet d’établir que les deux fonctions ont des localisations différentes dans le cortex. Parmi plusieurs exemples, on note M. Nau… à qui l’on présente le chiffre 5 et parvient à dire qu’il s’agit d’un chiffre et non d’une lettre, mais ne peut l’identifier qu’en comptant sur ses doigts. Après des tests approfondis il s’avère que M. Nau… demeure capable d’approximer les quantités avec une marge d’erreur importante, mais a perdu toute faculté de jugement exact. Ainsi, si on lui présente les chiffres 6, 7 et 8, après quelques instants il ne sait plus si il y avait un 5 ou un 9, mais est certain qu’il n’y avait pas de 1 ni de 3 qui sont bien trop petits.
La fonction qui permet d’estimer les quantités, est localisée dans le cortex pariétal inférieur (en haut à l’arrière du crâne) ; elle est présente dans les deux hémisphères, mais plus active du côté dominant (à gauche pour les droitiers). En revanche, le calcul mental, qui est associé au langage, est le monopole exclusif de l’hémisphère gauche (sauf cas exceptionnel de personnes chez qui l’organisation cérébrale est en miroir). Ainsi, un vétéran du Vietnam qui a eu une grande partie de l’hémisphère gauche emporté par une balle (et a survécu !) est aujourd’hui capable de lire les chiffres, de comparer les quantités, et d’estimer le cardinal d’un ensemble, mais ne parvient à réaliser que la moitié des additions à un chiffre qu’on lui présente tandis que les opérations plus complexes sont insurmontables pour lui. M. M. quant à lui a une lésion du cortex pariétal inférieur. Il est capable de réciter « trois fois neuf vingt-sept » mais il place 2 entre 3 et 5. Dans de très rares cas, des patients peuvent souffrir d’epilepsie localisée dans le cortex pariétal inférieur, et avoir des crises qui se déclenchent dès qu’ils tentent de faire un exercice de calcul mental trop soutenu. Le diagnostic est parfois rendu compliqué lorsque la compréhension, le langage ou l’écriture sont atteints, comme chez ce patient qui, confronté au problème 4+5 dit « huit », écrit 5, mais choisit toujours 9 parmi plusieurs chiffres proposés ! Ou encore cette patiente atteinte d’une petite lésion du cortex prémoteur, qui produit des gribouillis incompréhensibles lorsqu’elle tente d’écrire son nom, mais est capable de poser par écrit une multiplication à plusieurs chiffres de sa plus belle écriture.
Au vu de ces observations, la théorie que propose Stanislas Dehaene pour modéliser le fonctionnement du cerveau dans le domaine du calcul est la suivante :
- le cortex pariétal inférieur serait spécialisé dans la représentation des quantités approximatives ;
- le calcul mental faisant appel aux tables mémorisées s’appuierait sur les noyaux gris de l’hémisphère gauche, impliqués dans la mémorisation et la restitution de séquences motrices automatiques ;
- pour résoudre des problèmes plus complexes, le cortex préfrontal et le cortex cingulaire antérieur interviendraient pour orchestrer les opérations : identification des nombres, récupération des quantités, choix de la stratégie de résolution, exécution, détection d’erreurs éventuelles.
Reste à se demander si ces fonction sont ainsi localisées dès la naissance et pour toute la vie, ou si c’est là le résultat d’un apprentissage qui transforme une zone vierge en unité de calcul. Un début de réponse est apporté par l’étude d’enfants qui présentent des problèmes d’acalculie incurable dès les premières années d’école, et présentent une anomalie ou une lésion cérébrale localisée. Ceci remet en question l’étendue de la plasticité cérébrale de l’enfant. Le modèle privilégié serait le suivant : la lecture et le calcul n’existent que depuis quelques millieurs d’années, trop peu pour que l’évolution ait façonné des régions du cerveau génétiquement spécialisées dans ces opérations. Mais du fait que l’organisation de certaines connections est en partie déterminée génétiquement, certaines parties du cerveau seraient mieux adaptées que d’autres à ces fonctions, c’est pourquoi les opérations correspondantes s’y localiseraient préférentiellement. [NDR : Il existe des fonctions très évoluées dont la localisation n’est pas aussi rigide. J’ai été très frappé de découvrir qu’un enfant épileptique pouvait réapprendre à parler – quoique au prix d’immenses difficultés – après une ablation totale de l’hémisphère gauche à l’âge de 7 ans !]
Stanislas Dehaene a organisé et participé à bon nombre d’expériences d’imagerie cérébrale dans le but de tester cette théorie. La première famille de techniques d’imagerie repose sur le fait que, lorsqu’une aire cérébrale est sollicitée, cela déclenche en quelques secondes une augmentation de sa consommation en glucose et une dilatation locales des vaisseaux pour augmenter l’apport d’oxygène. La tomographie par émission de positrons, par exemple, consiste à injecter au patient un marqueur légèrement radioactif qui va se concentrer dans les régions actives et émettre des particules qu’il s’agit ensuite de localiser en 3D. Avec la résonnance magnétique nucléaire, cette famille de techniques atteint une très bonne résolution spatiale, de l’ordre du millimètre. En revanche, sa résolution temporelle est très mauvaise, puisqu’il faut faire une « pause » de plusieurs dizaines de secondes pour prendre un « cliché ». Si l’on veut observer la propagation du signal d’une aire cérébrale à une autre en temps réel, il faut faire appel à l’électroencéphalogramme, ou à la magnétoencéphalographie, qui ont à l’inverse une très bonne résolution temporelle et une très mauvaise résolution spatiale… Malgré ces limitations, ces techniques donnent des résultats qui vont dans le même sens que les observations cliniques citées plus haut, et confortent donc peu à peu le modèle proposé.