L’Université de tous les savoirs organise en ce moment des disputes – ou disputations – sur une série de thèmes. Celle du 19 octobre dernier réunissait face à face Alain Madelin et Thomas Piketty sur la question de l’impôt et de la pression fiscale. Leur débat offre un tour d’horizon complet, présenté par deux débatteurs qui connaissent bien le sujet, et ont des vues presque diamétralement opposées. Si vous avez le temps, je recommande d'écouter leur débat, sinon en voici un résumé.
T.Piketty
La question de l’impôt et de la pression fiscale n’est pas une question technique, mais une question avant tout politique.
Une baisse de 10 à 15% des prélèvements obligatoires est improbable en raison de l’allongement de la durée de la vie et des dépenses de santé. Une forte hausse l’est tout autant parce que la croissance actuelle est faible, et que dans un tel scénario le pouvoir d’achat disponible après prélèvements stagnerait. Raisonnablement, il faut donc s’attendre à ce que le niveau global de pression fiscale reste autour de son niveau actuel à 45%, voire augmente très légèrement. Si des baisses sont possibles, il est important d’identifier les prélèvements qui ont le plus d’effets négatifs, et de cibler en priorité ces derniers. Ainsi, l’impôt sur le revenu français ne représente que 3% de PIB contre 8 à 10% dans la plupart des pays européens. Ce n’est pas l’impôt qu’il faut réduire en priorité, et mieux vaudrait concentrer les baisses sur les charges sociales qui pénalisent le travail.
Il y a un problème de répartition et d’opacité, une accumulation invraisemblable d’impots, de charges et de taxes locales. Qui paie quoi pour quoi ? Il faudrait distinguer le financement des dépenses publiques directements administrées par l’Etat, des assurances obligatoires pour les personnes – retraites et chômage – qui représentent entre 15 et 20% de PIB.
La retraite par répartition a été instaurée en France pour une bonne raison, parce que les épargnants avaient vu leurs économies fondre à la suite des chocs des guerres mondiales et des années 1930. Les marchés financiers avaient été incapables de transférer des revenus dans le temps de manière certaine sur une période de 30 ans. A contrario, la retraite par répartition permet de garantir un certain taux de remplacement du salaire.
Les dépenses maladie et famille relèvent d’une logique de solidarité nationale, indépendamment des cotisations payées par les uns et les autres. Cette distinction entre différents types de dépenses [NDR : services publics, revenus différés, solidarité nationale] est compliquée pour les citoyens car on utilise le même type d’impôts pour les financer. En particulier, les dépenses qui relèvent de la solidarité devraient être financées par un impôt sur toutes les formes de richesses et pas seulement sur les salaires.
Un exemple de prélèvement qui mériterait d’être réduit est celui des régimes de retraites complémentaires obligatoires. Pour les cadres, ce régime va jusqu’à 8 fois le plafond de la Sécu, soit environ 15 SMIC. Cela ne rapporte rien en termes de redistribution parce que ces personnes ont une espérance de vie supérieure à la moyenne, et de plus ne souhaitent pas nécessairement cotiser pour leur retraite à un tel niveau. Ce prélèvement est donc mal perçu par les cotisants concernés, et n’apporte rien aux autres. Il n’en existe pas d’équivalent dans les autres pays, où le plafond est généralement beaucoup plus bas.
La vraie question est donc : quels impôts pour quelles dépenses, plutôt que : faut-il baisser ou augmenter la pression fiscale ?
A.Madelin
Il faut alléger la pression fiscale, c’est-à-dire le total impôts plus cotisations sociales plus endettement – car ce sont des prélèvements obligatoires différés. Depuis F.Mitterand, le niveau de 45% est resté stable, mais dans le même temps l’endettement a explosé. C’est le total qui représente la dépense publique, soit 54 ou 55%.
Diminuer la pression fiscale, c’est diminuer le pourcentage des dépenses publiques dans la dépense nationale. Ceci peut se faire avec une croissance forte en stabilisant les dépenses en volume. La dépense publique trace une frontière entre l’économie marchande concurrentielle où le consommateur commande et le domaine public qui échappe à la concurrence et où c’est le politique qui commande. Les règles d’efficacité ne sont pas les mêmes dans ces deux secteurs. Comme notre machine à produire des biens et des emplois marchands est trop petite, cela freine la croissance, crée du chômage et de la pauvreté, d’où des dépenses publiques supplémentaires, et un cercle vicieux s’installe. En Suède, le taux de prélèvement obligatoires est élevé, mais leurs services publics sont ouverts à la concurrence et sont plus largement consacrés à préparer l’avenir.
1) Notre pression fiscale est trop forte aux deux extrêmes de l’échelle de revenus.
La pression fiscale marginale modifie les incitations à travailler ou à innover. Ce lien est établi, comme le montre notre pratique des dérogations et incitations fiscales diverses. En bas de l’échelle, le coût du travail est excessif, alourdi par le SMIC et les 35 heures, ce qui fait que certains emplois coûtent plus cher qu’ils ne rapportent, et donc ils ne voient pas le jour ou nourrissent le travail au noir. Dans de nombreux cas, la sortie du système d’aides sociales pour reprendre un travail n’apporte qu’un fain très faible : c’est la fameuse « trappe à pauvreté ». Pour augmenter l’incitation marginale à reprendre un travail, le gouvernement Jospin a créé la Prime pour l’emploi, une bonne idée qui a été mal exécutée est qui est dénoncée dans un rapport de la Cour des Comptes.
En haut de l’échelle de revenus, nous avons une pression marginale qui est sans doute un record au Monde. Tout se passe comme si nous surtaxions notre matière grise. Celle-ci est attenuée par un autre record : toutes nos exonérations et diverses niches fiscales.
2) Notre niveau actuel de dépenses et de prélèvements publics est insoutenable.
Nous sommes dans un monde ouvert, où les états sont en concurrence pour savoir celui qui organisera le meilleur rapport qualité-prix des services publics qu’il fournit. L’endettement n’est pas condamnable s’il reste dans les limites de notre capacité de remboursement et s’il correspond à la préparation du futur : ce n’est pas le cas. Notre dépense publique a longtemps été indolore, financée par la planche à billets et l’impôt d’inflation, puis plus douloureuse avec la montée des prélèvements obligatoires. Elle est aujourd’hui moins douloureuse parce que reportée sur les générations futures.
3) La pression fiscale est le reflet de choix politiques.
Le choix sous-jacent à notre excès de dépenses publiques est l’héritage d’un rêve socialiste, dans lequel les consommations collectives devraient l’emporter sur les choix individuels, et l’Etat se voit accorder un rôle tutélaire. La frontière entre dépenses collectives et individuelles est un choix de société qui est variable selon les époques : téléphone, télévision. Pour des raisons politiques et éthiques, je donne la préférence chaque fois que c’est possible à la liberté de choix, n’ayant recours à la consommation collective que quand c’est vraiment nécessaire. Notre pression fiscale est aussi légimitée par la lutte contre les inégalités. Pourtant, il semble aujourd’hui qu’avec notre conception de la justice distributive, la justice sociale soit en panne avec un nombre croissant de RMIstes et de bénéficiaires de la CMU et des minima sociaux. Il existe une autre conception de la justice sociale. Imaginons qu’il existe une loterie qui tire au sort la situation sociale dans laquelle chacun peut naître. On cherche alors à concevoir les meilleurs institutions possibles, en se disant que l’on pourrait aussi tirer un mauvais numéro. Cette conception développée par John Rawls est une bonne approche. Elle permet d’accepter des inégalités fécondes, génératrices d’incitations à entreprendre et donc de croissance. Une croissance de 3,5% c’est le doublement du pouvoir d’achat en 20 ans. Quelle politique de redistribution peut permettre à quelqu’un d’atteindre un tel résultat ?
La priorité c’est de renouer avec une forte croissance durable – l’hypercroissance – qui repose sur trois piliers :
- la maîtrise de la dépense, l’ouverture du secteur publique à la concurrence et la redéfinition de son périmètre ;
- la libération du marché du travail avec un vrai signal des prix et un vrai échange de travail contractuel dans le cadre d’un droit du travail d’ordre public ;
- la remise à plat de notre système fiscal et social – et non des mesures en trompe-l’œil comme les transferts ou la TVA sociale pour faire payer les produits étrangers.
Plusieurs mesures :
- Clarifier et distinguer ce qui relève de la solidarité nationale de ce qui relève de l’assurance obligatoire. Une différence avec T.Piketty : l’assurance maladie s’appelle « assurance », alors que les allocations familiales c’est la solidarité – c’est l’impôt – car on ne s’assure pas contre le risque d’avoir des enfants.
- Supprimer la fiction des cotisations patronales [NDR : çàd les fusionner avec les charges salariales] car elles font partie du coût du travail et constituent un salaire différé pour le salarié.
- Transformer toutes nos exonérations de charges sociales en une franchise, par exemple sur les 500 premiers euros.
- Intégrer la CSG à l’impôt sur le revenu comme une première tranche payée par tous les Français, et limiter la tranche supérieure à peut-être 33% en contrepartie de suppression de la très grande partie de nos 418 niches fiscales dont le coût est de 50 millards d’euros, et enfin prélever l’impôt à la source.
- Instaurer un revenu familial garanti inspiré de l’impôt négatif.
- Donner à nos entreprises une fiscalité compétitive par rapport à nos partenaires.
- Réformer la fiscalité de l’épargne qui subit des impôts en cascade : droits de succession, impôts sur les plus-values, droits de mutation, ISF, afin d’assurer une neutralité fiscale entre les différentes formes de placements.
Débat
TP : « Si vous étiez élu en 2007, à combien la pression fiscale serait-elle réduite au bout de cinq ans et dix ans ? »
AM : « Un point de PIB par an, comme l’a fait l’Espagne, ou la France après 1995 »
TP : « Vous passeriez de 45% à 35% en 10 ans ? »
AM : « Non, c’est 5% en 5 ans, sur la durée d’une législature »
TP : « C’est rassurant, passer de 45% à 40%, car sinon vous auriez du mal »
AM : « Sans déficit. C’est important ! »
TP : « Vous dites qu’il suffit de stabiliser les dépenses, et qu’avec la croissance le pourcentage va baisser. Ca ne marche pas car les salaires des fonctionnaires ne peuvent pas être gelés »
AM : « Diminuer la pression de 1% par an, cela a été réalisé par le Canada, les Pays-Bas, l’Espagne, et 5% de moins cela nous ramène dans la moyenne européenne, mais j’entends le faire en révisant le périmètre des activités de l’Etat – continuer, déléguer, arrêter »
TP : « Il est faux d’opposer le public et le monde de la concurrence car il existe des dépenses comme la santé, où les prestataires – hôpitaux, médecins – sont soumis aux lois du marché, mais sont payés par des cotisations sociales qui préservent l’égalité d’accès »
AM : « La santé est une économie totalement administrée, tarifée par le monde politique, il n’y a pas de signaux des prix. Il faudrait une véritable économie de la santé, avec une vraie concurrence dans le cadre d’une délégation de gestion de service public. La frontière entre économie administrée et marché est poreuse, mais elle existe : l’assurance automobile est obligatoire mais n’est pas comptabilisée dans les prélèvements obligatoires »
TP : « Si on compare les systèmes qui existent, je serais beaucoup moins négatif que vous envers le système Français »
AM : « Mais il est insoutenable, on ne peut pas le financer par l’endettement des générations futures, parce que nous sommes incapables d’avoir une Sécurité Sociale en équilibre »
TP : « Vous avez raison, ce n’est pas facile de réguler un système de santé, mais il n’est pas facile non plus de réguler un système d’assurance santé privé. L’efficacité des 3% de PIB supplémentaires payés par les Américains est loin d’être prouvée. De plus, avant de réformer, il faut aussi voir les choses qui vont moins mal que les autres »
AM : « Non, la régulation de notre système de santé n’est pas acceptable, car elle consiste soit à prélever plus, soit à rembourser moins, soit à endetter les générations futures »
Y.Michaud (à TP) : « Sur quels impôts nocifs peut-on jouer par rapport à la croissance, qui semble être absente de votre discours ? »
TP : « La croissance à elle seule ne change pas la pression fiscale en pourcentage. Un exemple d’impôt nocif : faire peser une trop grande partie des dépenses sur les salaires encourage les entreprises à remplacer la main-d’œuvre par des machines, avec des problème d’ajustement à court terme même si cela peut être souhaitable à long terme. Alors que le taux global de prélèvements est stabilisé, on a une augmentation des charges sur le travail au moment même où nous avons un problème de destruction d’emplois. De même, pour la TVA sociale, pourquoi les impôts pèseraient-ils uniquement sur les biens produits en France ? »
AM : « L’impôt pèse toujours in fine sur les personnes. Assurance sociale = cotisation. Solidarité nationale = impôts. Nous avons un désaccord sur la santé, que je mets dans l’assurance, et lui dans la solidarité. Par ailleurs, détaxer le travail peu qualifié revient à taxer plus le travail qualifié, c’est contre-productif, cela rappelle la vieille lutte contre les machines. La TVA sociale ne fera pas payer les produits importés, mais leurs consommateurs. La TVA n’est pas un droit de douane et se compense par les parités monétaires »
TP : « Si on bascule trois points de cotisations sociales sur la TVA, il ne peut pas y avoir d’ajustement des parités monétaires au sein de la zone euro. Il ne s’agit pas de taxer les écrans plats, mais seulement de taxer autant ceux produits en France et à Taïwan, ce qui serait une bonne chose »
AM (s’anime) : « Je dis et je maintiens que vous confondez la TVA avec un droit de douane. Relisez les travaux de Maurice Lauré, le père de la TVA française. Ce n’est pas un impôt sur la consommation, c’est un impôt sur la valeur ajoutée, sur la production, payé par les consommateurs »
TP : « Si c’est un impôt sur la consommation payé par le consommateur et répercuté sur le salarié, on va finir par s’y retrouver ! »
Y.Michaud : « Vous avez introduit les idées de Rawls, qui permettent d’avoir à la fois une conception de l’intérêt général et des inégalités acceptables. Cette théorie date du début des années 1970. Depuis, les dépenses médicales se sont envolées avec les technologies médicales et l’allongement de la durée de la vie. Ceci redéfinit la notion d’individualisme et de solidarité »
AM : « La théorie de Rawls est adaptée une société de plus en plus ouverte comme la nôtre. Est-ce que la montée en puissance des dépenses liées au vieillissement va nous condamner à une imposition de guerre ? Je crois qu’il faut conserver notre système de répartition mais le convertir en système par points afin de transformer ce qui sont aujourd’hui de faux droits sociaux en vrais droits sociaux cotés chaque année en fonction du nombre de retraités et d’actifs et de la croissance »
TP : « Je rejoins AM sur un point : il faut tout faire pour que l’assurance obligatoire soit le plus possible perçue comme une accumulation de droits reliés directement aux cotisations payées »
AM : « Reconnaissez que c’est de nature à favoriser mon option de l’hypercroissance »
TP : « Non, à moins que les retraites et les coûts des dépenses de santé progressent moins vite que le PIB »