12 janvier 2008

Quelques erreurs d'Adam Smith

1) La valeur travail

Pour Adam Smith, la richesse économique provient de façon tout à fait explicite du travail et non du capital. C’est la division du travail et le surtravail que le salarié réalise au profit du capitaliste qui génèrent la valeur ajoutée de l’entreprise […] Source de toute richesse, le travail apparaît ainsi comme le seul moyen de comparer les biens, d’en mesurer le prix. C’est la théorie de la valeur travail, par laquelle débute l’ouvrage fondateur du libéralisme : « Le travail est donc la seule mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise. »

Ce passage rassemble en quelques phrases à peu près toutes les erreurs qu’a commises Adam Smith sur la notion de valeur. Le problème de la valeur est évidemment crucial en économie, et son péché originel a été de vouloir partir d’une notion intrinsèque de valeur (selon cette conception, la valeur d’une chose réside dans la chose elle-même). De plus, il tente systématiquement d’expliquer le prix d’une chose à partir de son coût de production, et en particulier à partir du travail nécessaire pour la fabriquer. Enfin, le travail devient pour lui l’unité de mesure qui permet de quantifier et de comparer les valeurs. L’introduction d’une unité de mesure ouvre la possibilité d’effectuer des calculs. Tous les développements récents de l’économie, qui font un usage immodéré des mathématiques, partent donc de l’idée que la valeur est mesurable. On va voir que c’est un principe très discutable.

A son actif, la valeur travail parvient à expliquer pourquoi un verre d’eau ne coûte presque rien. En revanche, elle n’apporte aucune lumière en ce qui concerne le prix d’un tableau de maître. De même, elle est incapable d’expliquer pourquoi un diamant est beaucoup plus cher qu’un verre d’eau. Et avec la valeur travail, on est encore plus démuni si l’on se trouve dans le désert en train de mourir de soif et que l’on veut céder un diamant contre un verre d’eau ! Cette inversion de valeurs est en effet incompatible avec la notion de valeur intrinsèque. Pressentant ces difficultés, Smith présente le paradoxe du diamant et du verre d’eau, et s’embrouille en tentant de distinguer valeur d’usage et valeur d’échange. Plus tard, Karl Marx repartira sur les mêmes fondations bancales, puisque sa théorie de l’exploitation repose entièrement sur la valeur travail de Smith. Mais toutes ces tentatives d’expliquer la formation des prix par la théorie de la valeur intrinsèque sont un échec patent.

On attribue à trois économistes la paternité de la théorie de la valeur subjective, qui permet de résoudre correctement le paradoxe du diamant et du verre d’eau. Deux d’entre eux – William Stanley Jevons et Léon Walras – introduisirent la notion d’utilité ou de satisfaction des besoins afin de mesurer la valeur d’une chose. L’utilité, ou l’urgence des besoins, étant une donnée très subjective, on comprend que la valeur du tableau de maître puisse être indépendante du travail fourni pour le peindre. De plus, dans le cas où l’on consomme ou possède plusieurs unités d’un bien, l’utilité de la dernière unité est inférieure à celle des précédentes. En effet, chaque unité supplémentaire est toujours utilisée pour satisfaire notre besoin le plus urgent, lequel est par définition moins urgent que ceux satisfaits par les premières unités. Ainsi, le verre d’eau dans le désert est cher parce qu’il satisfait notre besoin de survivre, tandis que le millième verre d’eau dans une ville est bon marché car il satisfait peut-être notre besoin de nous laver les mains.

Même ainsi, la théorie de Jevons et de Walras est moins satisfaisante que celle du véritable père de la valeur subjective : Carl Menger. Ce dernier, en effet, ne tenta pas de mesurer l’utilité ou la satisfaction. Dans sa théorie, la notion de valeur n’est pas une grandeur cardinale qui se réfère à un état psychologique, mais une notion relative. C’est l’importance relative du bien X par rapport au bien Y qui fait que, en un lieu et à un moment donnés, un individu préfère X à Y. En dehors des circonstances où un individu agit pour choisir X plutôt que Y, il est impossible de dire lequel des deux biens a la plus grande valeur. En particulier, on ne peut pas comparer la valeur d’un bien pour deux personnes. Mais nous sommes tellement influencés par le système des prix qu’il faut un peu de temps pour s’en convaincre.

Parmi les précurseurs de la théorie de la valeur subjective, on peut noter les scholastiques de l’école de Salamanque, et surtout l’abbé Etienne Bonnot de Condillac. Dans son Traité du commerce et du gouvernement, publié en 1776 – la même année que l’ouvrage de Smith ! – Condillac en avait déjà posé les bases. Menger s’inspira de Condillac pour bâtir un système qui corrigeait les errements de Smith en introduisant la subjectivité et le marginalisme. De plus, Menger se distingua de l’approche de Jevons et Walras – ainsi que de la plupart des économistes contemporains – en évitant d’introduire dans son système une quelconque mesure de la valeur.

Lorsqu’on prend en compte les trois caractéristiques de la valeur identifiées par Menger, la théorie de l’exploitation de Marx s’effondre. En effet, la relation entre l’employeur et le salarié étant vue comme un échange, les deux parties sont nécessairement gagnantes dans l’opération. L’employeur démontre en embauchant le salarié que le travail fourni par ce dernier a plus de valeur que son salaire. Mais il s’agit de la valeur comparée du travail et du salaire, valeur qui n’a de sens que pour cet employeur au moment où il prend la décision, et non d’une quelconque valeur intrinsèque de ce travail. Le salarié a la préférence inverse : pour lui le salaire qu’il reçoit a plus de valeur que la peine qu’il subit en travaillant. Pourtant personne ne songerait à dire qu’il exploite son employeur parce qu’il reçoit de lui plus qu’il ne donne ! Certes, le travail est toujours plus ou moins pénible : le salarié doit donner quelque chose pour recevoir un salaire, de même que l’employeur doit le payer pour recevoir son travail. C’est le principe même de l’échange que d’être obligé de donner quelque chose pour recevoir en retour.

Toute approche de la valeur par les coûts, telle que la théorie de la valeur travail, passe donc à côté du caractère essentiel de la valeur, à savoir sa subjectivité. C’est comme si un élève disait à son professeur qu’il mérite un A parce qu’il a passé 5 heures sur son devoir. Quiconque a déjà corrigé des copies sait que leur valeur n’a souvent rien à voir avec le temps passé dessus. Mais l’analogie s’arrête là car les copies peuvent être notées sur 20, ce qui permet de les comparer entre elles, tandis que la valeur d’un bien ne peut pas être comparée à celle d’un autre en général. La vision comptable de la production nous induit en erreur car elle rattache à l’objet des coûts quantifiables. Mettons qu’une entreprise industrielle enregistre des coûts de 10000 euros pour produire une voiture, et qu’une autre ait des coûts de 1000 euros pour produire une mobylette. Il est tentant de conclure que la voiture a plus de valeur que la mobylette. Mais pour un écologiste parisien, la mobylette peut avoir une valeur sentimentale ; la voiture peut être un handicap dans les embouteillages, être impossible à garer, sans compter qu’elle contribue au réchauffement climatique. Pour lui, acheter une mobylette pour 2000 euros sera avantageux alors qu’il n’envisagerait jamais de payer ce prix pour une voiture. A la trappe, les coûts de production, dès lors que l’on pense à la valeur subjective.

Pour terminer, il faut tout de même reconnaître qu’il y a un lien entre les coûts de production et le prix de vente. Si tout le monde était écologiste parisien, le constructeur automobile n’aurait personne à qui vendre ses voitures. Mais justement, il s’est lancé dans la construction de ce modèle parce qu’il anticipait qu’il pourrait trouver preneur à un prix supérieur à 10000 euros. Le constructeur a donc déterminé ses coûts en fonction du prix qu’il anticipait. C’est le prix de vente qui lui sert de guide pour calculer ses coûts, et non l’inverse. Imaginez un entrepreneur qui commencerait par mettre en place une ligne de production, puis constaterait ses coûts, et mettrait en vente le produit au coût de production plus une petite marge ! Il serait condamné à la faillite.

En résumé, la référence à Adam Smith est particulièrement trompeuse. Son biais productiviste est clair puisqu’un chapitre de La richesse des nations est intitulé Des parties constituantes du prix des marchandises. La valeur est un sujet sur lequel il s’est trompé sur toute la ligne, au point d’inspirer des générations d’économistes marxistes. Difficile dans ces conditions de voir en lui le père fondateur du libéralisme. En réalité, la valeur du travail, comme de tout autre service ou bien, ne peut être observée que sous forme d’inégalités lors d’un échange. L’employeur, en embauchant un salarié, démontre qu’il valorise son travail plus que le salaire offert. Le salarié démontre qu’il a l’ordre de préférence inverse à l’instant où il signe son contrat de travail. Mais en ce qui concerne les prix de vente, l’entrepreneur doit les deviner. La comptabilité lui permet seulement de s’assurer que son processus de production coûte moins cher que le prix de vente escompté. Ce n’est qu’une fois la production terminée que le processus du marché lui permet de découvrir les valeurs subjectives de ses clients, et de savoir si ses anticipations étaient correctes ou non. Modifier les règles comptables peut-il changer le comportement de l’entrepreneur ? Va-t-il faire appel à plus de salariés et moins de capital si l’on inscrit le « capital humain » à l’actif du bilan ? Pour répondre à cette question, il faut examiner le sujet du capital, et donc de l’intérêt.

2) Le capital et le profit

Avec la concurrence comme moteur de la croissance, l’horizon prévu par le libéralisme est peu équivoque et d’ailleurs fort connu des spécialistes : c’est la baisse tendancielle des profits, énoncée sous diverses formes dans La richesse des nations : « L’augmentation du capital qui élève les salaires tend à réduire le profit. Quand nombre de négociants transfèrent leur capital dans la même branche d’activité, la concurrence qu’ils se font a naturellement tendance à réduire les profits ; et quand le capital augmente du même montant dans toutes les activités menées par la société, la concurrence doit entraîner les mêmes effets. »

Parti sur de mauvaises bases en ce qui concerne la valeur, Adam Smith ne saurait avoir une compréhension correcte de l’intérêt. Fidèle à sa théorie de la valeur travail, il commence par définir le profit comme une composante du prix :

Il faut observer que la valeur réelle de toutes les différentes parties constituantes du prix se mesure par la quantité du travail que chacune d'elles peut acheter ou commander. Le travail mesure la valeur, non seulement de cette partie du prix qui se résout en travail, mais encore de celle qui se résout en rente, et de celle qui se résout en profit.

Puis il justifie l’intérêt par le profit :

[L’intérêt est] une compensation que l'emprunteur paye au prêteur, pour le profit que l'usage

de l'argent lui donne occasion de faire.

Ici, Adam Smith explique donc que l’entrepreneur qui réalise un profit grâce au prêt d’une banque verse à son créancier une compensation nommée intérêt. L’explication est maladroite. On ne voit pas ce qui oblige l’emprunteur à verser cette compensation, ni comment le temps intervient, ni pourquoi l’intérêt ne tend pas vers zéro sous l’effet de la concurrence entre banques. D’un côté, si entrepreneur trouve le moyen de multiplier la valeur de son investissement en une semaine, devra-t-il verser à la banque un intérêt de 100% par semaine ? De l’autre, si des banquiers sont en concurrence pour prêter à un entrepreneur, qu’est-ce qui empêche chaque banquier de proposer un taux plus bas que les autres pour remporter le marché, quitte à se rapprocher d’un taux zéro ?

Eugen von Böhm-Bawerk publie en 1890 une étude exhaustive des différentes théories de l’intérêt. Poursuivant sur les bases établies par Menger, une de ses contributions est de formuler le problème de l’intérêt comme un problème d’inégalité de valeurs subjectives. Tout comme les prix sur le marché des biens, le taux d’intérêt résulte de choix et d’échanges entre individus. Ces échanges nous permettent d’observer les préférences de ces individus entre certaines quantités de biens aujourd’hui et certaines quantités de biens à une date future. Ce sont ces préférences temporelles qui les conduisent, à un instant donné, à réaliser un prêt ou à contracter un emprunt, c’est-à-dire à accepter un échange étalé dans le temps avec une personne qui a des préférences inverses des leurs.

Il est important de souligner que l’intérêt n’est pas un phénomène monétaire, ni capitalistique, même si il se manifeste le plus souvent par des échanges monétaires. C’est un prix relatif entre des biens à des dates différentes. Il est déterminé par les préférences temporelles des individus et par cela seulement. Knut Wicksell développe ces notions et appelle taux d’intérêt naturel le taux observable sur le marché des échanges inter temporels sans risque (quand le remboursement est certain). On peut alors répondre aux questions posées plus haut : ce qui empêche le taux de tendre vers zéro, c’est la loi universelle selon laquelle un tiens vaut mieux que un tu l’auras ! La préférence temporelle des prêteurs fait qu’ils exigent toujours une compensation pour attendre. Lorsque deux prêteurs sont en concurrence, celui qui a la préférence temporelle la plus faible remporte le marché. Mais en aucun cas il ne prêtera sans intérêt, si bien que le taux ne descendra pas en dessous de ce qu’il est prêt à accepter. De même, lorsque des entrepreneurs sont en concurrence pour obtenir un prêt, le taux ne peut monter plus haut que leurs préférences temporelles respectives. Comme sur les autres marchés, la confrontation des offres et des demandes sur le marché des échanges inters temporels tend vers l’obtention d’un taux d’intérêt – c’est-à-dire d’un « prix » – uniforme.

On voit donc que le profit pour Adam Smith est nécessairement suspect, car il devrait tendre vers zéro sous l’effet de la concurrence. Karl Marx en déduira une théorie selon laquelle le capitalisme court à sa perte par l’annihilation progressive des profits. Sans aller jusque là, le raisonnement de Smith sert souvent à justifier toutes sortes d’interventions et de réglementations contre les profits abusifs. Puisque la concurrence n’est jamais « pure et parfaite », les profits réalisés par le capital sont certainement supérieurs à ce qu’ils devraient être « raisonnablement ». Il faudrait donc rééquilibrer la part des salaires dans la valeur ajoutée, etc. Mais ce que nous disent Böhm-Bawerk et Wicksell, c’est que sous l’effet de la concurrence et du marché, le taux de profit (sans risque) ne tend pas vers zéro mais vers le taux d’intérêt naturel. Ce dernier est strictement positif en raison de nos préférences temporelles. C’est en quelque sorte le taux de profit minimal. Si j’achète un kilo de pommes pour un euro, qui est leur prix de marché, je ne m’enrichis pas sur le dos du commerçant. J’échange un euro contre des biens qui ont une valeur subjective supérieure pour moi. Le commerçant ne s’enrichit pas non plus sur mon dos, puisqu’il cède un kilo de pommes contre une quantité de monnaie qui a une valeur subjective supérieure pour lui. Puisque chacun est à même de comprendre ce raisonnement, il est facile de voire qu’il s’applique également dans le cas du taux d’intérêt. Il n’y a pas égalité de valeurs entre 100 euros aujourd’hui et 105 euros dans un an – à supposer que le taux d’intérêt naturel soit de 5% – mais bien une double inégalité : 105 euros demain valent plus que 100 euros aujourd’hui pour le prêteur, et 100 euros aujourd’hui valent plus que 105 euros dans un an pour l’emprunteur. La preuve en est donnée par l’échange ; sans cette double inégalité, l’échange – c’est-à-dire le prêt – ne se ferait pas.

Cette propriété peut être observée dans un exemple très concret. Lorsqu’une entreprise embauche des salariés, elle n’a au début de son existence aucun produit à vendre. Le temps de produire des biens, et de les distribuer, elle peut mettre un temps assez long avant de générer du chiffre d’affaires. Il se peut même qu’elle doive investir d’abord en recherche et développement et qu’un délai de plusieurs années s’écoule avant que son flux de trésorerie s’équilibre. Pendant ce laps de temps, les salariés préfèrent généralement être payés. Ils pourraient renoncer à leur salaire, et demander en contrepartie une part des profits futurs. Cela s’appelle être actionnaire. Mais dans la plupart des cas, on aboutit spontanément à une certaine répartition des tâches : les salariés travaillent et demandent à être payés tout de suite ; les capitalistes attendent et demandent à percevoir la totalité des profits futurs. Il existe quelques recouvrements entre les deux fonctions avec les parts variables dans les salaires et l’intéressement pour les salariés, mais c’est une petite part des salaires. Le capitaliste permet donc aux salariés de recevoir leur salaire tout de suite. Sans lui, ils seraient obligés d’attendre, tout comme le boulanger, qui initialement construirait lui-même son four à pain, ne mangerait pas de pain pendant ce temps. La rémunération des salariés et des capitalistes dans une entreprise résulte simplement du fait que les premiers ont une préférence relativement plus forte pour les biens présents que pour les biens futurs.

Il y aurait encore beaucoup à dire, puisque au-delà de la notion d’intérêt il reste à comprendre ce qu’est un entrepreneur, l’incertitude, le risque. Intuitivement, on voit déjà que le temps doit jouer un rôle central pour comprendre ces notions. Mais déjà si l’on s’en tient à la simple question de l’intérêt, force est de conclure que Smith part de nouveau dans une mauvaise voie. Sa conception de l’intérêt comme une composante de la valeur est fausse, et surtout elle n’explique en rien comment se forme le taux d’intérêt. L’apport de Menger et Böhm-Bawerk a été de montrer qu’un taux d’intérêt, comme un prix, n’est que la manifestation instantanée de valeurs subjectives. On ne peut l’observer et découvrir le taux d’intérêt naturel que par un processus de marché, c’est-à-dire la rencontre d’une offre et d’une demande avec des individus qui réalisent des échanges inter temporels. Par conséquent, Smith n’est pas à même de comprendre ces forces qui, à tout moment sur le marché des capitaux, font tendre le profit sans risque vers le taux d’intérêt naturel. Faute d’avoir compris la nature de ce point d’équilibre naturel, il est tentant de lui substituer la notion de taux d’intérêt « raisonnable ». Les deux notions sont à vrai dire très proches, et la différence est subtile. Après tout, dire qu’un taux d’intérêt est raisonnable n’est rien d’autre qu’exprimer une certaine préférence temporelle. A ceci près que raisonnable se réfère à la préférence subjective de quelqu’un, tandis que le taux naturel est « raisonnable » dans le sens où il est la synthèse des préférences subjectives de myriades d’individus. Outre le fait qu’un individu qui impose ses valeurs subjectives aux autres est comparable à un dictateur, il faut faire remarquer que toute règle qui viserait à plafonner le taux de profit ou à le baisser en dessous d’un seuil est comparable à la mise en place d’un contrôle des prix. Sans rentrer dans les détails, on sait que le contrôle des prix est une façon parmi d’autres d’empêcher certains échanges de se réaliser, quand bien même ils sont souhaités par les individus concernés. La conséquence universelle et prévisible de tels mécanismes est la pénurie – en l’occurrence la pénurie de capitaux pour les entrepreneurs.

02 janvier 2008

Code monétaire et financier

Cela faisait longtemps que je voulais regarder ce qu’il y a dans le Code Monétaire et Financier. Le document faisant 500 pages, voici quelques extraits commentés.

Article L112-1 Sous réserve des dispositions du premier alinéa de l'article L. 112-2 et des articles L. 112-3 et L. 112-4, l'indexation automatique des prix de biens ou de services est interdite.

Article L112-3 Par dérogation aux dispositions de l'article L. 112-1 et du premier alinéa de l'article L. 112-2 et selon des modalités définies par décret, peuvent être indexés sur le niveau général des prix :

1º Les titres de créance et les instruments financiers à terme mentionnés aux 2 et 4 du I de l'article L. 211-1 ;

2º Les premiers livrets de la Caisse nationale d'épargne et des caisses d'épargne et de prévoyance, ainsi que les comptes spéciaux sur livret du crédit mutuel définis à l'article L. 221-1 ;

3º Les comptes sur livret d'épargne populaire définis à l'article L. 221-13 ;

4º Les comptes pour le développement industriel définis à l'article L. 221-27 ;

5º Les comptes d'épargne-logement définis à l'article L. 315-1 du code de la construction et de l'habitation ;

6º Les livrets d'épargne-entreprise définis à l'article 1er de la loi nº 84-578 du 9 juillet 1984 sur le développement de l'initiative économique ;

7º Les livrets d'épargne institués au profit des travailleurs manuels définis à l'article 80 de la loi de finances pour 1977 (nº 76-1232 du 29 décembre 1976) ;

8º Les prêts accordés aux personnes morales ainsi qu'aux personnes physiques pour les besoins de leur activité professionnelle ;

9º Les loyers prévus par les conventions portant sur un local d'habitation.

L’indexation des contrats sur l’indice des prix est une façon qu’a le prêteur de se protéger contre l’inflation. Mais l’Etat est débiteur et a plutôt intérêt à interdire ce genre de clause dans les contrats. Un exemple parmi des millions où la loi interdit arbitrairement certaines dispositions dans des contrats privés, même lorsque les deux parties sont d’accord et que l’Etat n’est pas partie prenante.

Article L112-6 I. - Les règlements qui excèdent la somme de 1 100 euros ou qui ont pour objet le paiement par fraction d'une dette supérieure à ce montant, portant sur les loyers, les transports, les services, fournitures et travaux ou afférents à des acquisitions d'immeubles ou d'objets mobiliers ainsi que le paiement des produits de titres nominatifs et des primes ou cotisations d'assurance doivent être effectués par chèque barré, virement ou carte de paiement ; il en est de même pour les transactions sur des animaux vivants ou sur les produits de l'abattage. Le paiement des traitements et salaires est soumis aux mêmes conditions au-delà d'un montant fixé par décret.

Lutte contre l’évasion fiscale.

Article L112-10 Le salaire est payé dans les conditions fixées par l'article L. 143-1 du code du travail.

Sous réserve des dispositions législatives imposant le paiement des salaires sous une forme déterminée, le salaire doit être payé en monnaie métallique ou fiduciaire ayant cours légal ou par chèque barré ou par virement à un compte bancaire ou postal, nonobstant toute stipulation contraire, à peine de nullité.

Au-delà d'un montant mensuel fixé par décret, le salaire est payé par chèque barré ou par virement à un compte bancaire ou postal.

Article L121-1 Sous réserve de celles qui ont cours légal en France, les pièces métalliques de fabrication étrangère ne peuvent être admises dans les caisses publiques en paiement de droits et de contributions de quelque nature que ce soit, payables en numéraire.

L’Etat n’accepte que sa monnaie pour le paiement des impôts et taxes.

Article L121-3 La Monnaie de Paris est un établissement public de l'Etat à caractère industriel et commercial. Cet établissement est chargé :

1º A titre exclusif, de fabriquer pour le compte de l'Etat les pièces métalliques mentionnées à l'article L. 121-2 ;

La Monnaie de Paris a le monopole de l’industrie de la fabrication des pièces.

Article L141-1 La Banque de France fait partie intégrante du Système européen de banques centrales, institué par l'article 8 du traité instituant la Communauté européenne, et participe à l'accomplissement des missions et au respect des objectifs qui sont assignés à celui-ci par le traité.

Dans ce cadre, et sans préjudice de l'objectif principal de stabilité des prix, la Banque de France apporte son soutien à la politique économique générale du Gouvernement.

Dans l'exercice des missions qu'elle accomplit à raison de sa participation au Système européen de banques centrales, la Banque de France, en la personne de son gouverneur, de ses sous-gouverneurs ou d'un autre membre du comité monétaire du conseil général, ne peut ni solliciter ni accepter d'instructions du Gouvernement ou de toute personne.

La Banque de France est « indépendante ».

Article L141-3 Il est interdit à la Banque de France d'autoriser des découverts ou d'accorder tout autre type de crédit au Trésor public ou à tout autre organisme ou entreprise publics. L'acquisition directe par la Banque de France de titres de leur dette est également interdite.

La Banque de France n’a pas le droit de financer le déficit public.

Article L141-5 En application de l'article 106, paragraphe I, du traité instituant la Communauté européenne, accordant à la Banque centrale européenne le monopole d'autorisation d'émission de billets de banque dans la Communauté, la Banque de France est seule habilitée, sur le territoire de la France métropolitaine et des départements d'outre-mer, à émettre les billets ayant cours légal.

Article L141-9 La Banque de France peut faire, pour son propre compte et pour le compte de tiers, toutes opérations sur or, moyens de paiement et titres libellés en monnaies étrangères ou définis par un poids d'or. La Banque de France peut prêter ou emprunter des sommes en euros ou en devises étrangères à des banques étrangères, institutions ou organismes monétaires étrangers ou internationaux. A l'occasion de ces opérations, la Banque de France demande ou octroie les garanties qui lui paraissent appropriées.

Article L142-1 La Banque de France est une institution dont le capital appartient à l'Etat.

Article L144-2-1 Les biens immobiliers appartenant à la Banque de France sont soumis aux dispositions du code général de la propriété des personnes publiques applicables aux établissements publics de l'Etat. Les biens mobiliers appartenant à la Banque de France sont insaisissables.

Si la Banque de France est en faillite, elle n’est pas liquidée comme les autres entreprises puisque ses créanciers – et notamment les détenteurs de monnaie – ne peuvent pas saisir ses actifs.

Article L511-11 Les établissements de crédit doivent disposer d'un capital libéré ou d'une dotation versée d'un montant au moins égal à une somme fixée par le ministre chargé de l'économie.

Barrière à l’entrée classique sur le marché des banques.

Article L162-1 La contrefaçon et la falsification des monnaies et des billets de banque, ainsi que le transport, la mise en circulation et la détention en vue de la mise en circulation de monnaies et de billets contrefaisants ou falsifiés sont réprimés par les articles 442-1 à 442-15 du code pénal.

Article L163-1 Est puni d'une amende de 6 000 euros le fait, pour le tiré, de refuser le paiement d'un chèque hors les cas mentionnés au deuxième alinéa de l'article L. 131-35, au motif que le tireur y a fait opposition.

Article L221-2 Les caisses d'épargne peuvent rembourser à vue les fonds déposés mais les remboursements ne sont exigibles que dans un délai de quinzaine.

En cas de force majeure, un décret en Conseil d'Etat pris sur le rapport du ministre chargé de l'économie et du ministre chargé de La Poste peut limiter les remboursements par quinzaine à 2 % du maximum autorisé des dépôts sur le livret A. Les dépôts postérieurs au décret sont libérés de la clause de sauvegarde.

Les sommes déposées sur les Livrets A sont astronomiques même si elles ont tendance à baisser (115 Md€). L’Etat peut donc décider de geler ces avoirs en cas de force majeure. Or c’est justement dans ce genre de situation que l’on peut avoir besoin d’argent.

Article L221-8 Les sommes déposées sur le livret A des caisses d'épargne et de prévoyance sont centralisées à la caisse des dépôts et consignations et bénéficient de la garantie de l'Etat.

Ces sommes sont investies dans le logement social par la CdC et servent à financer les offices de HLM (et accessoirement des partis politiques…).

Article L231-3 Est puni d'un emprisonnement de deux ans et d'une amende de 750 000 euros le fait de diriger en droit ou en fait un organisme qui procède à des placements collectifs en valeurs mobilières sans avoir été agréé ou qui poursuit son activité malgré un retrait d'agrément.

L’agrément est présenté comme une protection pour le consommateur, mais il a pour conséquence de freiner l’entrée de concurrents dans le marché.

Article L312-3 Nonobstant toutes dispositions contraires, il est interdit à tout établissement de crédit qui reçoit du public des fonds en compte à vue à moins de cinq ans, et par quelque moyen que ce soit, de verser sur ces fonds une rémunération supérieure à celle fixée par le ministre chargé de l'économie.

Récemment encore, la rémunération des comptes courants était totalement interdite. Cette interdiction vient d’être levée mais les taux sont tellement bas que cela n’a pas d’intérêt.

Article L312-4 Les établissements de crédit agréés en France adhèrent à un fonds de garantie des dépôts qui a pour objet d'indemniser les déposants en cas d'indisponibilité de leurs dépôts ou autres fonds remboursables.

Un système de ce genre a été mis en place aux US pendant la crise en 1933. Des rumeurs circulaient disant que le gouvernement de Roosevelt risquait de dévaluer le dollar, c’est-à-dire baisser sa définition en or. Cela provoquait des bank runs, les déposants se précipitant tous pour retirer leur or des banques. Roosevelt a alors déclaré un bank holiday de quatre jours pour fermer les guichets, puis a annoncé la création du fonds de garantie. Lorsque les guichet ont rouvert, l’illusion de sécurité apportée par le FDIC avait enrayé les runs. Mais par la suite, Roosevelt passa une loi interdisant toute détention d’or et obligeant les gens à le remettre à une banque.

Article L312-8 Tout membre qui ne verse pas au fonds de garantie sa cotisation appelée est passible des sanctions prévues par l'article L. 613-21 et de pénalités de retard versées directement au fonds de garantie selon des modalités définies par le règlement intérieur de celui-ci.

Article L312-9 Le fonds de garantie des dépôts est une personne morale de droit privé. Il est géré par un directoire agissant sous le contrôle d'un conseil de surveillance. Les membres du directoire et du conseil de surveillance sont soumis aux incapacités énoncées à l'article L. 500-1.

Article L313-5 La définition du taux de l'usure est fixée par l'article L. 313-3 du code de la consommation, ci-après reproduit :

Article L313-5-2 Lorsqu'un prêt conventionnel est usuraire, les perceptions excessives au regard des articles L.

313-4 et L. 313-5-1 sont imputées de plein droit sur les intérêts normaux et subsidiairement sur le capital de la créance.

Les lois sur l’usure consistent à interdire les prêts dont le taux est supérieur à un certain seuil. C’est évidemment présenté comme une protection de l’emprunteur, mais cela interdit à certains d’emprunter. Ce sont en particulier les pauvres qui sont pénalisés car ils ne peuvent pas emprunter lorsqu’ils ont un mauvais rating. Ces lois sont plus fortes chez nous qu’aux US. Il ne faut surtout pas croire qu’elles sont la solution au problème des subprimes.

Article L321-1 Les services d'investissement portent sur les instruments financiers énumérés à l'article L. 211-1 et comprennent les services et activités suivants :

Les services rendus à l'Etat et à la Banque de France, dans le cadre des politiques de gestion de la monnaie, des taux de change, de la dette publique et des réserves de l'Etat ne sont pas soumis aux dispositions du présent code applicables aux services d'investissement mentionnés au présent article.

No comment.

Article L511-5 Il est interdit à toute personne autre qu'un établissement de crédit d'effectuer des opérations de banque à titre habituel. Il est, en outre, interdit à toute entreprise autre qu'un établissement de crédit de recevoir du public des fonds à vue ou à moins de deux ans de terme.

La Caisse des dépôts et consignations et ses filiales constituent un groupe public au service de l'intérêt général et du développement économique du pays. Ce groupe remplit des missions d'intérêt général en appui des politiques publiques conduites par l'Etat et les collectivités locales et peut exercer des activités concurrentielles. Dans ce cadre, la Caisse des dépôts et consignations est plus particulièrement chargée de la gestion des dépôts réglementés et des consignations, de la protection de l'épargne populaire, du financement du logement social et de la gestion d'organismes de retraite. Elle contribue également au développement économique local et national, particulièrement dans les domaines de l'emploi, de la politique de la ville, de la lutte contre l'exclusion bancaire et financière, de la création d'entreprise et du développement durable.

L’épargne publique gérée par la CdC au titre de ces missions est investie dans les HLM ou bien prêtée à l’Etat.

Article L518-16 La Caisse des dépôts et consignations verse chaque année à l'Etat, sur le résultat net de son activité pour compte propre après paiement d'une contribution représentative de l'impôt sur les sociétés, une fraction de ce résultat net, déterminée après avis de la commission de surveillance de l'établissement saisie par le directeur général, dans le cadre des lois et règlements fixant le statut de l'établissement.

Des sousous !

Article L611-1 Le ministre chargé de l'économie arrête les règles concernant notamment :

1. Le montant du capital des établissements de crédit et les conditions dans lesquelles des participations directes ou indirectes peuvent être prises, étendues ou cédées dans ces établissements ainsi que dans les établissements financiers, définis à l'article L. 511-21, détenant directement ou indirectement un pouvoir de contrôle effectif sur un ou plusieurs établissements de crédit ;

2. Les conditions d'implantation des réseaux ;

3. Les conditions dans lesquelles ces établissements peuvent prendre des participations ;

4. Les conditions des opérations que peuvent effectuer les établissements de crédit, en particulier dans leurs relations avec la clientèle, ainsi que les conditions de la concurrence ;

5. L'organisation des services communs ;

6. Les normes de gestion que les établissements de crédit doivent respecter en vue notamment de garantir leur liquidité, leur solvabilité et l'équilibre de leur structure financière ainsi que les conditions dans lesquelles ces normes sont respectées sur une base consolidée, y compris en l'absence d'une entreprise mère ayant son siège social en France ;

7. La publicité des informations destinées aux autorités compétentes ;

8. Les instruments et les règles du crédit, sous réserve des missions confiées au Système européen de banques centrales par l'article 105, paragraphe 2, du traité instituant la Communauté européenne ;

9. Les règles relatives à la protection des déposants mentionnées à l'article L. 312-4 ;

10. Les règles applicables à l'organisation comptable, aux mécanismes de contrôle et de sécurité dans le domaine informatique ainsi que les procédures de contrôle interne.

Permet au Gouvernement de réglementer le marché bancaire sans passer par le Parlement.

Article L611-4 Le ministre chargé de l'économie précise également :

1. Les conditions dans lesquelles les entreprises d'investissement peuvent effectuer les opérations mentionnées au 2 de l'article L. 321-2 ;

2. Les conditions dans lesquelles les entreprises d'investissement autres que les sociétés de gestion de portefeuille peuvent effectuer les opérations mentionnées à l'article L. 531-5 ;

3. Les conditions dans lesquelles la structure du capital des entreprises d'investissement autres que les sociétés de gestion de portefeuille peut être modifiée, conformément à l'article L. 531-6.

Article L611-5 Les arrêtés du ministre chargé de l'économie ainsi que les règlements du Comité de la réglementation comptable peuvent être différents selon le statut juridique des établissements de crédit ou des entreprises d'investissement, l'étendue de leurs réseaux ou les caractéristiques de leur activité. Ils peuvent, en tant que de besoin, prévoir les conditions d'octroi de dérogations individuelles à titre exceptionnel et temporaire.

Une petite clause discrétionnaire ça peut toujours servir.

Article L611-6 Ne sont pas soumis à l'avis du Comité consultatif de la législation et de la réglementation financières les arrêtés pris dans les matières suivantes :

1. En ce qui concerne les banques mutualistes ou coopératives, la définition des conditions d'accès au sociétariat ainsi que les limitations du champ d'activité qui en résultent pour ces établissements ;

2. La définition des compétences des institutions financières spécialisées, des caisses d'épargne et de prévoyance et des caisses de crédit municipal ;

3. Les principes applicables aux opérations de banque assorties d'une aide publique ;

4. Les règles applicables à la fourniture des services d'investissement par les entreprises d'investissement et les établissements de crédit.

On ne va pas demander l’avis d’un Comité, même consultatif, quand même !

Article R144-4 Le cas échéant, sont effectués en priorité sur le résultat net annuel les prélèvements prévus à la convention mentionnée au premier alinéa de l'article L. 141-2. Un prélèvement de 5 % sur le résultat net de l'exercice est ensuite affecté à une réserve spécifique qui cesse d'être dotée lorsqu'elle atteint un montant égal au capital de la Banque de France. Le conseil général décide enfin de la proposition d'affectation du solde du résultat net à toutes réserves extraordinaires ou spéciales, au report à nouveau et au dividende versé à l'Etat. Cette proposition est soumise à l'approbation du ministre chargé de l'économie.

Encore des sousous ! C’est la Banque de France qui paie, cette fois. En pratique, la Banque de France perçoit une rente appelée seigneuriage qui vient des intérêts sur les actifs achetés avec la monnaie qu’elle crée. Depuis l’euro, c’est la BCE qui perçoit le seigneuriage. Une clé fixe répartit donc l’allocation entre les banque centrales nationales. Les frais de fonctionnement de la Banque de France sont si élevés (13000 salariés, je n’ai aucune idée de ce qu’ils peuvent bien faire) qu’elle ne reverse presque rien à l’Etat.

Article R162-1 Le fait d'accepter, de détenir ou d'utiliser tout signe monétaire non autorisé ayant pour objet de remplacer les pièces de monnaie ou les billets de banque ayant cours légal en France est réprimé conformément à l'article R. 642-2 du code pénal.

Pas le droit d’utiliser une autre monnaie que celle ayant cours légal. Si j’ai des dollars US dans mon portefeuille, suis-je en infraction ? Et si je paie quelqu’un en Francs suisses (avec son accord bien entendu) ?

Article R162-2 Le fait de refuser de recevoir des pièces de monnaie ou des billets de banque ayant cours légal en France selon la valeur pour laquelle ils ont cours est réprimé conformément à l'article R. 642-3 du code pénal.

Obligation d’accepter la monnaie légale.

13 juin 2007

Politique familiale (suite)

Après un premier billet sur le sujet, je vous livre deux questions, l'une économique, l'autre politique, au sujet des allocations familiales.

1) Qu'est-ce qui justifie le fait d'avoir une politique familiale?

Pour répondre, essayons d'appliquer la méthode de Henry Hazlitt dans "L'économie politique en une leçon". Comme l'indique son titre, il y a une seule leçon à retenir avant toutes les autres :

L'art de la politique économique consiste à ne pas considérer uniquement l'aspect immédiat d'un problème ou d'un acte, mais à envisager ses effets plus lointains ; il consiste essentiellement à considérer les conséquences que cette politique peut avoir, non seulement sur un groupe d'hommes ou d'intérêts donnés, mais sur tous les groupes existants.

Les femmes avec qui j'en ai parlé considèrent souvent que s'il n'y avait pas de politique familiale, une mère rencontrerait des difficultés (presque) insurmontables pour avoir des enfants. Si on liste quelques uns des problèmes en question, sans être exhaustif, on peut par exemple citer : le coût de la garde et de l'éducation d'un enfant, l'arbitrage vie familiale / carrière professionnelle, les risques en tous genres (divorce, chômage, handicap etc). La politique familiale, en déchargeant les parents - et en particulier les femmes - de ces difficultés, est censée leur permettre d'améliorer leur bien-être et d'avoir un nombre d'enfants plus proche de ce qu'elles désirent.

La politique familiale donne donc l'impression qu'elle fait disparaître les coûts liés à la décision d'avoir un enfant. Il n'en est rien évidemment, puisqu'elle consiste uniquement à reporter ce coût sur d'autres gens (on voit ici l'intérêt de la règle de Hazlitt). Or nos ressources ne tombent pas du ciel, elles doivent être créées, et si nous travaillons c'est justement pour produire ce dont nous avons besoin. La politique familiale en tant que telle ne crée rien, ne produit rien : elle déplace juste les ressources créées par d'autres. En prenant un peu à celui qui produit, pour donner à un autre, cette politique diminue l'incitation à produire. Pour donner un ordre de grandeur, la politique familiale pèse peut-être 3% du PIB, à comparer aux trois fonctions régaliennes police + justice + armée qui représentent au total un coût de 4%. Cette comparaison permet donc de se rendre compte que la politique familiale coûte cher, très cher! Si le fait d'avoir des enfants est un problème de ressources - temps, argent, etc - elle ne résout en rien ce problème puisqu'elle déplace les ressources existantes, mais elle n'en crée pas.

Quand je parle du "coût" d'avoir un enfant, c'est dans un sens très large. Il ne s'agit pas uniquement de l'aspect financier, car cela serait très réducteur pour une décision comme celle d'avoir un enfant. Au contraire, il faut entendre par "coût" : tout ce qui, si l'on prend la décision d'avoir un enfant, peut constituer un inconvénient, une gêne, un effort, un désagrément. Ce "coût" n'est donc pas quelque chose de mesurable objectivement - surtout en euros - car il correspond à la perception qu'en a la personne qui prend la décision. Seul un individu peut apprécier le "coût" subjectif d'avoir un enfant. Enfin, ce "coût" n'est pas certain : comme toute action humaine comporte des risques, le "coût" comprend une part d'incertitude, qui est bien prise en compte dans la perception de la mère. Ces trois caractéristiques : subjectif, non quantifiable, incertain, s'appliquent aussi au "gain" ou "plaisir" d'avoir un enfant, et même à toute action humaine (cf. L. von Mises).

Qu'est-ce que cela nous apprend au sujet de la mère qui veut avoir un enfant? D'abord qu'une politique décidée de façon bureaucratique est tout à fait inadaptée pour prendre en compte sa perception subjective de la situation. Pour certaines mères, avoir un enfant est une promenade de santé. Dans d'autres (rares) cas, la simple évocation de l'idée est un calvaire. L'administration est incapable de prendre en compte ces distinctions. Ce que l'administration sait faire c'est distribuer de l'argent, à des endroits plus ou moins utiles, et en quantité plus ou moins adaptée. Il n'y a aucun moyen de savoir si les bénéfices pour la mère compense les sacrifices consentis par ceux à qui on a pris cet argent. Il en résulte un gaspillage, un appauvrissement. Cet argument est très général et repose sur un principe simple : la distinction entre un échange volontaire - créateur de valeur subjective - et un transfert contraint et forcé.

Il y a aussi des choses très intéressantes à dire sur l'arbitrage vie familiale / vie professionnelle. Un enfant demande qu'on s'occupe de lui, qu'on le materne, qu'on le nourrisse, qu'on l'éduque, etc. Ce sont des activités comme les autres. Certaines femmes - et quelques hommes - exercent d'ailleurs ces activités de façon professionnelle : profs, puéricultrices, pédiatres, etc. Toutes ces activités sont consommatrices d'une des ressources les plus rares qui soient : le temps! Que cela nous plaise ou non, il faudra donc consacrer du temps à l'enfant. Deux solutions sont possibles : on peut le faire soi-même et arrêter temporairement de travailler, ou bien on peut continuer à travailler et payer quelqu'un pour le faire à notre place, comme c'était la coutume avec les nourrices au XIXème siècle. Je ne porte aucun jugement de valeur à ce sujet. Mais l'idée que l'on puisse faire l'économie de ce temps est une illusion. On le paiera soit sur son propre temps, soit sur son salaire. C'est là que réside le choix vie professionnelle / vie familiale. Il est de la responsabilité des parents de faire ce choix et d'en assumer les conséquences.

Evidemment, si on fait miroiter à une femme la possibilité d'avoir les deux, c'est-à-dire de consacrer du temps à son enfant sans aucune conséquence sur son salaire actuel et futur, elle dira OUI! tout de suite. Mais cela signifie juste qu'une autre femme - ou un homme - aura été privée de son temps à sa place. Qui peut imaginer une société où il serait possible de prendre des décisions en faisant supporter les inconvénients par les autres et en gardant les avantages pour soi? C'est pourquoi la politique familiale est dangereuse sur deux plans : elle consiste à sacrifier un individu au bénéfice d'un autre, et de plus elle rend partiellement irresponsable la personne qui prend la décision, ce qui augmente le nombre de mauvaises décisions qui sont prises. Cela aboutit notamment à avoir plus d'enfants que ce que les gens feraient spontanément si il n'y avait pas de politique familiale et qu'ils étaient responsables de leur décision. Ce reproche s'adresse à toute politique qui consiste à collectiviser les coûts alors que les bénéfices restent individualisés.

Reste la question des risques. Face aux incertitudes de la vie, il est parfois difficile de se décider à avoir un enfant. Qui sait si le couple qu'on a formé sera solide? Si d'autres difficultés ne feront pas tomber par terre les plans qu'on a échafaudés? C'est une des aptitudes les plus extraordinaires de l'esprit humain que d'être capable de tenir compte de l'incertitude et d'imaginer ces événements futurs avant de prendre une décision. Quelques esprits créatifs ont imaginé une solution : l'assurance contre les risques imprévisibles. Il n'y a rien de plus simple que de prendre une assurance au moment où l'on conçoit un enfant pour se prémunir contre les problèmes les plus graves. On le fait bien quand on prend une assurance neige pour la journée. Si on assure ses jambes au ski, pourquoi ne pourrait-on pas assurer un enfant à naître? C'est techniquement possible, et je suis sûr que certains assureurs privés y ont déjà pensé. Si il y a une demande, il y a un marché.

Cependant, certains risquent ne seront pas assurables, ou plus difficilement, car ils dépendent largement des décisions de l'assuré. On pourrait concevoir une assurance-divorce par exemple, mais l'assureur devrait prendre toutes sortes de précautions pour éviter ce qu'on appelle l'aléa moral. A cause de la politique familiale et sociale, l'assurance-divorce existe en partie, elle est obligatoire et fournie par l'Etat. En cas de divorce, la sécurité sociale, le fisc, et d'autres administrations, nous offrent toutes sortes de compensations financières. Du fait de cette politique sociale et familiale, l'aléa moral joue donc à plein, c'est-à-dire qu'en abaissant le coût du divorce, ou plus exactement en faisant supporter une partie de ce coût par les autres, et en empêchant l'assureur de sélectionner les risques, on incite plus de gens à divorcer.

J'ai essayé de démontrer que la politique familiale est une mauvaise idée - je devrais dire une fausse bonne idée. En résumé, mes arguments sont les suivants :

- la politique familiale ne résout pas le problème du manque de ressources, et peut même l'aggraver en diminuant les incitations à produire,

- elle ne permet pas de comparer l'utilité pour les bénéficiaires avec le coût pour les payeurs,

- en occultant la question de l'arbitrage vie professionnelle / vie familiale elle rend les parents partiellement irresponsables car elle reporte sur les autres une partie du coût de la décision d'avoir un enfant,

- elle n'apporte rien de plus qu'une assurance privée pour la gestion des risques, et comme elle est obligatoire elle accentue l'aléa moral

Mais certaines personnes sont pauvres, et ne pourraient pas se payer toutes ces prestations si la politique familiale n'existait pas. Vraiment? Si c'était le cas, on verrait donc les familles riches avoir plus d'enfants que les familles pauvres. Or c'est l'inverse qui se produit. Il faut rejeter toute explication du style "les familles riches sont mieux éduquées et savent contrôler leurs naissances". En disant cela, on est non seulement méprisant à l'égard des pauvres, mais on passe totalement à côté de la vraie explication. En l'occurrence, l'explication est que le coût d'un enfant est plus élevé pour un riche que pour un pauvre. Il s'agit du coût d'opportunité qui comprend toutes les alternatives auxquelles on renonce chaque fois que l'on fait un choix. En faisant un enfant, un riche renonce à un petit peu de carrière (très bien payée), un petit peu de loisirs (luxueux) etc. Le coût d'opportunité pour une mère pauvre est plus faible, car rester à la maison quelques mois pour s'occuper d'un enfant peut lui procurer des satisfactions qui valent plus à ses yeux que son petit salaire. En faisant un enfant, elle ne renonce pas à une carrière de cadre sup dans une banque, mais à un job de caissière ou de femme de ménage.

Mais, dira-t-on, certaines personnes sont trop pauvres pour se payer ce dont elles ont besoin. Certes, mais cela n'a rien à voir avec le fait d'avoir des enfants. Un pauvre est pauvre pour tout ce dont il a envie, et pas seulement les enfants. De plus, on pourrait montrer que ce sont très souvent les interventions de l'Etat qui rendent les gens pauvres. Plutôt que faire la charité - surtout via la politique familiale qui n'est pas faite pour cela (mais pourquoi est-elle faite, d'ailleurs?) - l'Etat aurait une contribution plus efficace s'il commençait par supprimer ses nombreuses interventions.

Cela donne un argument supplémentaire :
- l'Etat aggrave considérablement la pauvreté, il ne faut pas compter sur lui pour la diminuer, surtout pas via la politique familiale qui n'a rien à voir avec la pauvreté.

Bref, pour peu qu'on prenne le temps d'y réfléchir, il y a des arguments très forts contre la politique familiale. Selon moi elle est parfois inutile, parfois carrément néfaste, en tous cas jamais utile. Vous pouvez donc comprendre que personnellement j'y sois opposé. Mais peut-être que je ne vous ai pas convaincu. Après tout, vous avez parfaitement le droit d'avoir un avis différent du mien puisque chacun est libre de ses opinions. On aboutit alors à cette situation très fréquente où il y a des opinions variées et incompatibles sur un sujet.

Ma deuxième question est donc la suivante :

2) Qu'est-ce qui justifie que la majorité m'impose une politique familiale alors que je suis contre?

Nous sommes dans une situation où une majorité de gens sont favorables à la politique familiale. Les arguments économiques que j'ai donné en 1) n'y changent rien : soit les gens ne les connaissent pas, soit ils les réfutent. Ils souhaitent donc payer toute leur vie une cotisation à un "service public de la politique familiale" et recevoir des prestations si et quand ils en ont besoin. Même certaines personnes âgées qui n'auront plus d'enfants sont d'accord pour continuer à cotiser. De quel droit pourrais-je les empêcher de faire ce qu'ils veulent, alors que je défends la liberté individuelle? Bonne question qui nous amène sur le terrain de la philosophie politique.

Lorsqu'on les connaît mal, on peut avoir l'impression que les libéraux sont contre l'action collective et qu'ils privilégient l'individualisme et l'égoïsme. En un sens, c'est vrai. Mais justement, la plupart des individus souhaitent s'associer en groupes, parce qu'ils considèrent qu'il est de leur intérêt de le faire. Cette situation n'est pas l'exception, mais la règle! Cela fait partie de la nature humaine : nous aimons vivre et agir en groupe, pour des raisons affectives, ou des raisons d'efficacité pour produire ce dont nous avons besoin, ou pour toute autre raison. Il y a toutes sortes de groupes : l'entreprise, le club sportif, la famille, l'association, la mutuelle, la coopérative. Concernant la politique familiale, on pourrait par exemple imaginer que les personnes qui le souhaitent adhèrent à une assurance mutuelle qui leur fournirait les prestations familiales dont ils ont envie. Avec 80% de la population comme clients, ces mutuelles seraient florissantes.

Mais on répondra qu'il est trop difficile de créer une mutelle, et que cela n'arrivera jamais sans l'impulsion et la coordination de l'Etat. Pourtant, les mutuelles françaises ont été créées par des initiatives privées. En fait, la plupart des associations, entreprises, clubs qui existent sont des créations spontanées où l'Etat n'est pas intervenu. Le mode d'intervention de la politique familiale est différent : c'est l'action par la contrainte de l'Etat. Evidemment, il est très facile de créer une "mutuelle" si elle est autorisée à prélever ses cotisations par la force; c'est ce que fait l'Etat!

Le point important ici est qu'il ne faut donc pas confondre action collective et Etat. La plupart des entreprises collectives ont été menées de façon volontaire sans aucune contrainte. Mais les hommes politiques justifient souvent leurs actions en expliquant qu'il y a besoin d'une action collective pour atteindre tel ou tel objectif. Ils jouent ensuite sur la confusion entre collectif et politique, et affirment que leur action est indispensable. D'associations libres et volontaires on passe à des associations forcées dont l'individu est prisonnier puisqu'il est impossible de se soustraire aux décisions de l'Etat.

Tocqueville avait déjà identifié ce risque d'oppression de l'individu par les institutions politiques, qu'il appelait "tyrannie de la majorité". Un débat très ancien en philosophie politique consiste à se demander jusqu'où l'Etat peut aller dans la contrainte. Peut-il nous interdire d'agir comme bon nous semble lorsque nous sommes chez nous? Peut-il nous forcer à consommer tel ou tel produit, ou nous empêcher de consommer tel autre? Peut-il obliger les producteurs à respecter des normes qui ne sont pas demandées par les consommateurs? Peut-il décider de la façon dont nos enfants doivent être éduqués, au point qu'il détienne le quasi-monopole de l'éducation et de l'activité intellectuelle? Dans la plupart des démocraties occidentales, on n'a pas assez réfléchi à ces questions avant de mettre en place les institutions. On s'est contenté de remplacer la décision politique d'un roi par la décision politique d'un ou plusieurs élus. Mais le domaine d'intervention de l'Etat a trop peu de limites constitutionnelles. En Angleterre et aux Etats-Unis, c'est mieux puisque les Bills of rights, l'Habeas Corpus et les Amendments ont mis des barrières à l'action de l'Etat. Malgré cela, on voit que la tendance des institutions démocratiques, partout dans le monde, est à l'inflation de l'Etat, même dans les pays anglo-saxons.

Le petit graphique ci-dessous donne un indicateur parmi d'autres pour s'en rendre compte :

La dépense publique n'est qu'une partie du problème. Même sur les dépenses dites "privées", le contrôle de l'Etat est omniprésent : réglementations, contrôle des prix, incitations fiscales, normes, contrôles, etc. On pourrait croire que c'est un bon mécanisme : on vote, on décide "démocratiquement" de ce qui est "bon" et on applique la règle. Mais on sait aujourd'hui que ce système, même s'il partait d'une bonne intention, même s'il est un progrès par rapport aux monarchies du 18ème, est encore très mauvais. Il conduit à une inflation importante des interventions collectives et nous rapproche peu à peu d'une économie socialiste avec ses défauts. Sur le plan des libertés individuelles, il comporte de nombreux dangers. Ceux qui n'ont pas voté pour Sarkozy doivent l'observer avec méfiance en se disant qu'il contrôlera bientôt les 2/3 de l'assemblée nationale et aura carte blanche pour nous imposer ce qu'il veut. Après un certain temps du régime de social-démocratie, on court le risque d'arriver à un régime totalitaire comme l'a très bien décrit F.A.Hayek dans La route de la servitude. Des régimes qui, je le note au passage, ont toujours été très favorables à la politique familiale...