07 février 2008

Droits mal acquis

Le gouvernement renonce à dérèglementer la profession de chauffeur de taxi. Il a cédé au lobbying et aux opérations escargot. Forcer les choses aurait eu un coût politique prohibitif par rapport aux bénéfices attendus en termes de croissance. Malgré son caractère anecdotique, cette mesure du rapport Attali est un cas d'école.

Dans les années 1930, en pleine dépression mondiale, les prix baissaient et certains lobbys professionnels ont obtenu la mise en place d'un numerus clausus afin de limiter l'offre et d'enrayer la déflation. On voit mal comment une mesure créant artificiellement une pénurie de taxis pouvait relancer l'économie. Mais malgré son inefficacité, cette mesure contre-productive ne fut jamais abrogée. Loin d'être l'exception, cette situation est la règle. Comme l'a décrit Mancur Olson, il est généralement plus facile de mettre en oeuvre une loi qui donne un avantage significatif à un petit groupe au détriment des autres membres de la société, que l'inverse.

Le numerus clausus a protégé les taxis de la concurrence. Au fil des ans, cet avantage a pris de la valeur. De plus, le gouvernement a toléré la cession des licences, qui n'étaient normalement pas aliénables. Leur prix atteint aujourd'hui 200000 euros à Paris. On peut parier que si il existait une cote en temps réel des licences, leur prix de marché aurait fait un bon ce matin!

Supprimer cet avantage est beaucoup plus difficile, car il faut convaincre les taxis de supporter une perte de 200000 euros. C’est une partie de leur retraite qui partirait en fumée. Ils ont donc mis en oeuvre des moyens importants, très convaincants, pour bloquer la mesure. L'abrogation du numerus clausus aurait permis à chacun d'entrer librement dans la profession de chauffeur. Mais ceci représente un tout petit avantage pour des millions d'individus ne se sentant pas concernés. Personne n'est descendu dans la rue pour cela.

Deux économistes, Charles Wyplosz et et Jacques Delpla, ont proposé de racheter les licences aux taxis. Une mesure que le maire de Paris a publiquement soutenu. Le coût d'une mesure étant estimé à 3 milliards d'euros rien que pour Paris, on peut se demander qui aurait payé une telle somme. Les caisses de l'Etat étant vides, l'idée a semble-t-il été rapidement mise au placard.

Ces éléments seront sans doute abondamment commentés dans la presse aujourd'hui, et mon but n'est pas d'en rajouter une couche mais de réfléchir à ce que cette histoire nous enseigne au fonds.

Le germe de cette histoire est que des droits ont été octroyés à certaines personnes. Ces droits étant devenus aliénables, ils de nombreuses caractéristiques en commun avec un droit de propriété. Par exemple, une « plaque » parisienne représente un titre de propriété sur 1/15000ème du marché des taxis à Paris. En l’absence de numerus clausus, tout taxi supplémentaire entrant sur le marché cause un préjudice aux taxis existant en leur prenant une petite part de marché. On peut voir cela comme une externalité négative. Mais, en faisant baisser les prix, il offre un avantage aux clients. C’est une externalité positive.

Si je suis propriétaire d’un terrain, personne ne peut y pénétrer sans mon accord. C’est la propriété. A l’inverse, aux premiers temps de l’agriculture il y a 10000 ans environ, on peut penser que les terrains n’avaient pas de propriétaire. Chacun pouvait y pénétrer librement. C’est en labourant puis en cultivant un terrain que l’agriculteur a acquis son titre de propriété. Pourtant, si l’on compare avec les taxis, le fait d’occuper un terrain libre faisait baisser le « prix » des produits agricole. C’était donc une « externalité » négative pour les autres agriculteurs, et positive pour les non-agriculteurs.

Comment distinguer le cas des taxis de celui de l’agriculteur mésopotamien ? On peut considérer que ce type d’externalité n’a pas été pris en compte en agriculture parce qu’elles ne violaient aucun titre de propriété préexistant. Les autres terrains déjà acquis n’étaient pas envahis ni détérioriés parce qu’un nouvel agriculteur s’installait sur une parcelle jusque là inoccupée. Les titres de propriété n’ont donc pas été décrétés instantanément sur tout le territoire. Ils se sont mis en place progressivement, au rythme où les agriculteurs pouvaient labourer les terrains. Partant d’une ressource abondante sans propriété, on est arrivé très lentement à la « couvrir » de titres de propriété.

Ce processus n’est d’ailleurs pas terminé, loin s’en faut. Il reste de la place sur la Terre, et de nombreux territoires n’ont pas de propriétaire. Mais, le plus souvent, des Etats se sont arrogé un titre de propriété sur ces territoires sans les labourer ni les valoriser d’aucune manière. C’est ce qui s’est passé avec les taxis, ou les guildes du Moyen-Age. C’est encore plus flagrant avec l’apparition des brevets et des droits d’auteur. Un souverain octroie ou cède un droit exclusif de se livrer une activité. Le seul problème, c’est que pour céder une chose, il faut en être propriétaire, ou à défaut l’avoir acquise. Or ce n’est pas le cas.

Dans le cas des taxis, on ne peut parler de titres de propriété sur un « marché », une entité abstraite sur laquelle la rareté n’a aucun sens. Les ressources naturelles sont rares, ou ce qu’on fabrique avec elles. Mais un marché, non. Ainsi, dans le cas des taxis, c’est la rue qui est rare. La place y est limitée, et on ne peut pas y loger n’importe quel nombre de taxis. Tant qu’il n’y a pas de problème sur la rue, le propriétaire peut laisser n’importe qui y circuler à condition de ne pas la dégrader. C’est le cas des piétons sur les trottoirs, par exemple. Il vaut mieux raisonner par rapport à une ressource rare réelle, comme la chaussée, plutôt qu’en termes de « marché ».

Considérons que l’Etat est le propriétaire de la chaussée. Il peut laisser circuler qui il veut dessus, dans des conditions mutuellement acceptées, et éventuellement contractuelles. L’Etat a-t-il cédé le droit de circulation aux taxis ? Non, bien sûr, puisqu’il laisse les autres automobilistes circuler gratuitement et sans limitation. Or on l’a vu plus haut, un titre de propriété donne le droit d’exclure les autres. Les taxis, s’ils étaient propriétaires des droits de circulation, pourraient interdire aux autres de rouler ! Ce qui n’est pas le cas. D’un autre côté, l’Etat a depuis longtemps interdit l’entrée de nouveaux taxis sur le marché. La coutume qui s’est imposée veut donc que le nombre de taxis soit limité, et les chauffeurs considèrent maintenant que c’est un droit acquis.

On est donc face à un contrat tacite entre l’Etat et les chauffeurs – entre vendeur et client. Certaines dispositions du contrat n’avaient pas été prévues au départ, pour diverses raisons. En particulier, on n’a pas précisé dans le contrat si le nombre de licences était plafonné. Il revenait au propriétaire, donc à l’Etat, de fixer ce nombre. Les événements de ce matin montrent qu’il a de facto cédé ce droit. Il conviendrait donc de reconnaître que les taxis sont maintenant « propriétaires » du numerus clausus, c’est-à-dire qu’ils peuvent le fixer.

Le problème est qu’ils sont en réalité copropriétaires, et qu’aucun règlement de copropriété n’a été prévu. Si ils décident de vendre des licences supplémentaires, et que cela génère un revenu, ils doivent en bénéficier. En principe, ils pourraient aussi faire l’inverse, c’est-à-dire racheter certaines licences et les détruire. Mais un règlement de copropriété serait indispensable pour fixer à la fois la procédure de décision, et la règle de répartition des charges et des recettes.

Moyennant ces dispositions, l’Etat propriétaire de la chaussée aurait contractuellement concédé aux taxis le droit de fixer le nombre de licences. Cela aurait l’avantage de ne rien coûter aux finances publiques. La principale difficulté serait de faire signer le règlement de copropriété par les 15000 taxis parisiens. Ne rêvons pas !

Même s’il est complètement imaginaire, cet exemple constitue un cas d’école. On voit comment des droits ont été initialement appropriés de façon plus ou moins légitime, puis cédés sans contrat clair, pour aboutir par tradition à ce qu’une partie de la population les considère comme des droits acquis. Racheter ces droits n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Wyplosz et Delpa considéraient que le cas des taxis était limpide, parce que l’évaluation économique des droits acquis était faite par le marché. La licence vaut 200000 euros donc on peut racheter toutes les licences à ce prix. C’est oublier que la valeur est subjective. L’Etat ne voulait pas payer 200000 euros. Et même à ce prix, certains taxis n’auraient pas cédé leur licence. A zéro euros, ils ont monté des opérations escargot, ce qui est bien compréhensible. Si on pouvait les rendre propriétaires, via un contrat de copropriété, des droits de circuler en tant que taxis, ils pourraient alors décider par eux-mêmes.

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