25 mars 2009

"Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité?" de Valérie Charolles




Valérie est une amie très proche, et je ne partage pas tous les points de vue défendus dans son livre. Ecrire ce commentaire est donc un exercice délicat. J'essaie ici de faire la part des choses, à vous de juger. La première chose à dire est que ce livre stimule la réflexion sur de nombreux sujets : la place des chiffres en économie, l'usage des mathématiques, le caractère contraignant ou arbitraire des lois de l'économie, la liberté individuelle face aux choix collectifs.


Ces sujets variés partent d'une réflexion centrale qui était déjà présente dans "Le libéralisme contre le capitalisme". Ce premier livre prônait le retour à un libéralisme authentique, à l'opposé du capitalisme dans lequel nous vivons. Le capitalisme actuel serait en effet antilibéral, parce qu'il repose sur des choix arbitraires qui accordent une importance prépondérante au capital dans la production, et négligent le rôle des services publics pour privilégier la production privée. Le libéralisme de référence, pour Valérie Charolles, serait plutôt celui d'Adam Smith, qui base sa conception de la valeur sur le travail plus que le capital, et qui accorde une place significative à la production de services par l'Etat. [Notons que le choix d'Adam Smith comme référence du libéralisme authentique n'est pas évident, ni neutre, et qu'une justification serait la bienvenue.]


Ce biais n'est pas le fait du hasard, mais est la conséquence de certains choix. La façon dont l'activité économique est mesurée, l'usage des mathématiques, une confiance exagérée dans le raisonnement économique, influencent nos décisions politiques. Cela conduit au capitalisme antilibéral critiqué précédemment. C'est le thème qui est développé dans "Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ?" Ce livre apporte donc, en quelque sorte, la réponse à une énigme qui n'était pas résolue dans le précédent : d'où provient le caractère antilibéral du capitalisme actuel?


Un thème revient à plusieurs reprises : un chiffre est une réduction, une simplification de la réalité. Qu'il s'agisse du chômage, de l'inflation, du PIB, ou d'autres indicateurs, la perception de tous les membres de la société n'est pas uniforme. Un chiffre ou un indicateur fait abstraction des différences de signification et de valeurs entre les individus. Il impose nécessairement un point de vue arbitraire.


L'évolution de la science économique au 20ème siècle a accentué cette tendance. En accordant une place prépondérante aux mathématiques, elle a généralisé l'usage des indicateurs, des taux de croissance, etc. Utilisée comme un outil d'aide à la décision politique, l'économie mathématique fait donc violence à cette diversité de perceptions. L'économie nous imposerait certains choix, justifiés apparemment pour des raisons scientifiques. Ce ne sont plus les décisions humaines mais les lois immuables de la nature qui sont déterminantes pour organiser la société. Nous n'avons pas d'autre choix que de nous y plier.


On retrouver ici la vieille antienne selon laquelle "une autre société est possible". Dans ce livre, comme dans le précédent, Valérie Charolles exprime un désir ardent, celui de pouvoir agir sur les choix de société, et non de les subir. Mais cette question se heurte immédiatement à un problème pratique : qui décide? comment? Car le droit de ne pas être d'accord, qui est revendiqué ici, appartient à tous. Ce sujet est abordé dans un appendice qui présente les travaux d'Amartya Sen sur la théorie des choix collectifs. Sen a tenté de dépasser le côté arbitraire de l'optimum préconisé par la théorie de l'équilibre général, et d'atteindre une certaine objectivité. Mais, en dernière analyse, ce projet se solde par un demi-échec, car il substitue à la tyrannie de la majorité un algorithme de décision tout aussi arbitraire. La question reste donc ouverte.


A côté de ces question de philosophie politique, une partie du livre est consacrée à des questions importantes sur la philosophie des sciences. On aborde ainsi l'opposition entre sciences humaines et sciences naturelles, ainsi que l'épistémologie en économie. Le coeur de la thèse repose sur le rejet de la position kantienne. Pour Valérie Charolles, il n'existe pas de propositions synthétiques a priori en économie; pas de lois immuables qui puissent être connues indépendamment de toute expérimentation. De telles lois - si elles existaient - contraindraient nécessairement nos choix. La loi humaine ne peut pas contrevenir aux lois de la nature (aujourd'hui, on dirait lois de la physique).


Pour rejeter l'existence de lois immuables en économie, Valérie Charolles s'appuie sur le falsificationnisme de Karl Popper. Elle distingue les lois mathématiques invariables qui sont recherchées en physiques et dans les sciences naturelles, mais qui ne s'appliquent pas à l'homme et aux sciences humaines. La raison s'appelle le libre arbitre. C'est ce qui demeure de non déterministe dans notre comportement une fois défalquées toutes les influences mécaniques de notre environnement.


Le rejet des lois immuables en économie n'est pas totalement nouveau. C'était notamment la position de l'école historique et des marxistes au 19ème siècle. Mais encore faudrait-il préciser un peu mieux ce que l'on entend par "loi". Le propre d'une science est de rechercher l'existence de liens systématiques de cause à effet : "chaque fois que ceci se produit, telle conséquence suit." Ces propositions, lorsqu'elles sont exprimées dans le langage des mathématiques, prennent la forme d'énoncés universels. Ce point est longuement discuté dans le livre, en adoptant le point de vue de Popper. Mais il est également possible d'exprimer des liens de causalité systématiques sans avoir recours à ce langage. Par exemple : "chaque unité supplémentaire d'un bien est affectée à son usage le plus urgent" (loi de l'utilité marginale). C'est notamment la position de l'école autrichienne, entre autres (les post-keynésiens aussi).


L'école autrichienne échappe à la critique de l'économie qui est développée ici. Elle la rejoint, même, en rejetant l'usage des mathématiques, de l'expérimentation et des statistiques comme fondement du raisonnement économique. Cette école de pensée, qui s'est opposée dès l'origine à l'école historique et à Marx, est incarnée par des économistes comme Carl Menger, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Murray Rothbard. Hormis Hayek, ils s'appuient sur l'existence de propositions synthétiques, d'a priori kantiens, et en déduisent des liens de cause à effet systématiques vrais en économie.


Surtout, ils soulignent l'importance de la subjectivité de l'individu dans la notion de valeur. C'est d'ailleurs parce que la valeur est subjective qu'elle ne peut pas être mesurée, quantifiée, et représentée sous forme mathématique, parce que cela lui donnerait une forme objective qui n'existe pas. Dans un tel cadre, le rôle des lois de l'économie n'est pas de dicter leurs choix aux individus. Ce n'est pas de préconiser telle ou telle politique économique, sous prétexte qu'elle serait "mathématiquement optimale". En cela, la position de Valérie Charolles est - paradoxalement - proche des autrichiens. Mais il n'en reste pas moins que, pour eux, il existe des loi immuables qui permettent de dire : telle action aura telles conséquences.

2 commentaires:

ML a dit…

Bonjour, si je puis me permettre, qu'est-ce que vous faites sur le forum de FC, parmi tous ces gauchistes ? J'ai discuté avec eux longuement sur un fil, plus de 200 messages..., ça me paraît sans espoir...
Bien à vous, ML

Baraglioul a dit…

Bonjour,

Il est en effet frappant de voir à quel point votre amie s’approche, apparemment sans le savoir, des conclusions autrichiennes : les chiffres n'expriment pas d'informations intéressantes, la science économique ne devrait pas être mathématique, la prise en compte du libre arbitre est essentielle, le capitalisme actuel est peu libéral.

La difficulté est qu’elle aboutit à ces conclusions par un raisonnement qui est, non seulement très différent de celui des Autrichiens, mais également erroné aux yeux de ces derniers.

Je pense que Mme Charolles a parfaitement raison de dire que le libre arbitre s’oppose à ce que les lois de l’économie soient à la fois immuables et mathématiques (=quantitatives).

L’ennui est que votre amie ne semble pas avoir entrevu la possibilité que ces lois puissent être de nature qualitative et non quantitative et, par conséquent, qu’elles puissent être immuables.

Jusque-là, donc, il me semble que je suis parfaitement d’accord avec vous.

En revanche, je ne peux vous suivre quand vous dites que la loi d’utilité marginale exprime un « lien de causalité systématique ».

A mon avis, cette loi n’est pas causaliste, elle est synthétique.

Vous énoncez cette loi de cette manière : "chaque unité supplémentaire d'un bien est affectée à son usage le plus urgent". Je pense qu’il faudrait, afin de montrer qu’il s’agit d’une tautologie et non d’une loi causaliste et psychologique, la reformuler de cette façon : « (pour l'économiste) l’usage le plus urgent est celui auquel sera affectée l’unité supplémentaire du bien ». La loi d’utilité marginale ne pourrait être « causale » que si elle était de nature psychologique ou physiologiste, ce qu'elle n'est pas.

Les lois synthétiques étudient nos choix « per se », elles analysent ce qu’ils signifient, ce qu’ils impliquent. Les lois synthétiques de la microéconomie – comme celle de la valeur marginale – sont donc, à l’instar des théorèmes de géométrie, de pures tautologies logiques.

Ces lois synthétiques ne peuvent donc « contraindre » nos choix puisqu’elles prennent ces choix comme objet d’étude.

Cependant, à côté des lois synthétiques, la théorie économique (y compris dans sa version autrichienne), énonce les lois gouvernant les relations entre les choix des divers individus exprimés sur le marché.

Ces lois, que l’on pourrait appeler « macroéconomiques », ont effectivement pour objet d’isoler des causalités. Par exemple, si la demande augmente, ceteris paribus, le prix doit augmenter. Les relations causales exprimées par ces théorèmes, cependant, ne sont pas quantitatives.

(Je précise que je réfléchissais depuis plusieurs mois sur la manière dont on pouvait imbriquer « lois synthétiques » et « lois causales » dans la théorie autrichienne, et que c’est en lisant votre billet que cette « solution » (peut-être erronée) m’est venue à l’esprit.)