19 mars 2006

Film : Le Cauchemar de Darwin

Ce documentaire de Hubert Sauper a reçu des critiques unanimes pour sa dénonciation de l'exploitation néocolonialiste de l'Afrique. François Garçon, par un article publié en décembre dernier dans Les Temps Modernes, a dénoncé la manipulation du réalisateur et la naïveté des critiques. Le texte de Garçon, ainsi que la réponse de Sauper, constituent un cas d'école : de la puissance des images et de la manipulation, de l'émotion comme nouveau mode de raisonnement.






La critique de François Garçon :

LE CAUCHEMAR DE DARWIN : ALLÉGORIE OU MYSTIFICATION?

Sorti sur les écrans français le 9 mars 2005, «le film le plus fort, le plus violent, le plus insoutenable de 2005 est un docu1 «intitulé Le Cauchemar de Darwin. Signé Hubert Sauper, produit par Mille et Une Productions et distribué en France par Ad Vitam, Le Cauchemar de Darwin a accédé en quelques jours au rang de film culte. Le film a débarqué sur les écrans français bardé de récompenses glanées dans pas moins de vingt-deux festivals en Europe et en Amérique du Nord2, puis a suscité une unanimité instantanée chez tous les critiques de la presse écrite et radiophonique, sans égard pour leur divergence doctrinale. On relève à cette occasion un œcuménisme rarissime pour un film qui tient un discours ouvertement militant d'inspiration antimondialiste.

Enfin, autre fait remarquable car rarement constaté, le public a embrayé sur les éloges de la critique, apportant à son tour au film un soutien sans réserve. De ce point de vue, la courbe des entrées est un rêve de distributeur. Sorti à Paris sur 4 copies3, le film totalise, la première semaine, autant que Spanglish, film de James L. Brooks, pourtant servi par cinq fois plus de copies. Avec une moyenne hors norme de 1 193 spectateurs par salle, Le Cauchemar de Darwin devance cette semaine-là tous ses concurrents, en dépit d'une programmation non dans des grandes salles de huit cents fauteuils et plus mais dans des salles de contenance moyenne au sein de mini-complexes dépourvus de grosses capacités. Fort de ce succès public, dès la deuxième semaine, à Paris le film s'envole sur 7 copies. Entre la deuxième et la troisième semaine, dans des salles parisiennes comme le Balzac ou le Racine, le film ne perd pratiquement aucun spectateur. Autrement dit, il joue à guichet fermé. En vingt-neuvième semaine, le film a dépassé 107 000 entrées sur Paris, doublé par le seul La Marche de l'empereur, parmi les cent neuf films à l'affiche dans les salles de la capitale au 23 septembre 2005. En trente-deuxième semaine d'exploitation, au moment de la sortie du DVD, le film rassemble encore 242 spectateurs au MK2 Beaubourg4. A la différence de la quinzaine de nouveaux films qui sortent chaque semaine, condamnés à une érosion d'audience aussi brutale qu'immédiate, la résistance du Cauchemar de Darwin est atypique. Servi par une campagne marketing d'une rare efficacité, notamment avec une affiche déclinant les trois phases de ce qui apparaît une mutation monstrueuse (le poisson, l'arrête, la kalachnikov), le film paraît inoxydable. «Darwin Superstar», écrira un périodique corporatif de référence5.

L'argument du film est désormais connu : en Tanzanie, à Mwanza, ville sur les bords du lac Victoria, une partie de la population vit de la pisciculture. Cette activité concerne un seul poisson, la perche, dite perche du Nil. Une fois péché, ce poisson est découpé et traité sur place, dans des usines locales, puis est expédié par avion vers les marchés d'Occident. Si le film décrit les conditions de pêche, il déborde vite le cadre du documentaire animalier ou ethnographique. L'auteur s'applique en effet à démonter un système inique : non seulement cette nourriture abondante et richement protéinée échappe aux indigènes condamnés à la survie dans des conditions d'insigne pauvreté6, revendant les carcasses dépulpées de poissons pourris, mais, fait aggravant, les avions de transport venus d'Europe apportent en fret-aller des armes qui serviront aux divers génocides endémiques, dans la région des grands Lacs. En outre, dans son sillage, cette présence occidentale charrie son lot de prostitution, de surmortalité, de désorganisation familiale. Bref, les Occidentaux, physiquement représentés à l'écran par les pilotes des affréteurs, pillent une richesse locale mais engendrent aussi, par leurs conduites néo-colonialistes, le chaos meurtrier d'une société traditionnelle où les habitants sont condamnés à la drogue, à la mendicité et à la prostitution. Vision apocalyptique du devenir africain chapeauté par un aréopage d'experts occidentaux qui, dépêchés sur place et aveugles à la détresse qu'ils ont fabriquée, célèbrent l'action de la Communauté européenne.

Ce documentaire a suscité un immense flot de commentaires qui tirent tous dans la même direction : éloges sans limites pour le film, dénonciations assassines de la réalité qu'il portraiture et des responsables de ce désastre. Les jugements portés sur le film s'accordent à y voir «un pavé dans la mare du libéralisme triomphant7», un réquisitoire contre la mondialisation : Le Cauchemar de Darwin «plonge le spectateur dans les affres de la mondialisation et des dérives de l'aide internationale [...] Même le pire ennemi du système libéral ne pouvait imaginer un pillage économique plus cynique de l'Afrique par l'Occident8».

Cinématographiquement, le documentaire de Sauper est du genre sobre, très éloigné des films d'un Michael Moore qui se met toujours en scène aux côtés des personnes qu'il interviewe. Ici, l'auteur n'apparaît pas. Le film, c'est ainsi qu'est faite sa promotion, est le fruit d'une enquête sur le terrain, enquête de six mois, très longue donc, se déroulant sur trois années. Hubert Sauper et son collaborateur Sandor Rieder se sont installés sur place, ont pris le temps nécessaire pour comprendre et décortiquer le système d'exploitation décrit plus haut. A s'en tenir aux images du film, les documentaristes ont eu tout loisir pour planter leur caméra où ils l'entendaient : dans la tour de contrôle de l'aéroport de Mwanza, dans les avions en cours de chargement, dans les hôtels de la région. Ils ont pu filmer les réparations des appareils immobilisés sur le tarmac, suivre les équipages ukrainiens dans Mwanza, s'installer dans les hôtels et les bars de la ville fréquentés par les équipages, filmer aussi la capture des perches à bord des embarcations des Tanzaniens, pénétrer dans les poissonneries locales où la perche est conditionnée avant d'être expédiée vers l'Europe, interroger les patrons de ces entreprises et leurs ouvriers tanzaniens, filmer une conférence de presse tenue par des experts européens venus à Mwanza faire le bilan des aides accordées. L'équipe du film a pu encore filmer les franges de la ville où les enfants orphelins se droguent, se disputent les carcasses de ces poissons et où se font les petits trafics.

OÙ IL EST QUESTION D'UN POISSON PRÉDATEUR

De l'enquête, il ressort qu'aux Occidentaux, sans doute bien intentionnés mais donc l'action sur le terrain s'avère catastrophique, revient d'avoir introduit une variété de pisciculture aux effets ravageurs : à cause de la perche jetée dans les eaux du lac Victoria, la diversité disparaît. Ce gros poisson carnassier, dont le poids atteindrait jusqu'à deux cents kilos, dévaste un écosystème où plusieurs espèces coexistaient jusqu'à l'introduction du prédateur. Les conséquences pour le lac sont multiples et catastrophiques : la perche dévore toutes les espèces aquatiques qui, entre autres vertus, se nourrissaient d'algues. Avec la disparition de ces espèces, ces végétations prolifèrent, étouffent les eaux du lac, précipitant sa nécrose.

Les conditions de pêche de cet énorme poisson apparaissent également très dangereuses. A l'écran, les pêcheurs plongent dans les eaux du lac où les crocodiles sont présents, rabattent les perches vers des filets où elles sont tirées à bord de pirogues bien fragiles au vu de l'énormité des prises remontées en surface.

Le conditionnement de la perche, qui consiste à prélever les filets en vue de leur exportation, renseigne aussi sur l'exploitation de la main-d'œuvre indigène. Aux Africains revient la pêche et la découpe des filets : travail à la chaîne, gestes répétitifs. Les employés s'activent sous les ordres d'un patronat qui n'est visiblement pas africain ; aux étrangers, ici des non-Tanzaniens de souche, d'origine indienne semble-t-il9, revient la gestion des usines de conditionnement du poisson sur place, les contacts avec l'Occident, la vente des filets, la négociation des marges commerciales. Les salaires versés aux autochtones démontrent la violence des rapports de production. Ainsi le gardien de l'ONG locale reçoit 1 $/jour pour un travail nocturne, manifestement dangereux lorsqu'on sait que les braconniers et autres voleurs n'hésitent pas à tuer. Bref, les Africains sont non seulement dépossédés de leurs richesses naturelles mais encore exploités au-delà du tolérable.

Le pire est cependant à venir. Dans le sillage de cette industrie, d'autres activités sont apparues en effet. Il y a ainsi ceux qui survivent de la vente des déchets liés au conditionnement, soit les arrêtes et les têtes de poissons, bref des restes impropres à la vente aux Occidentaux. Dans une séquence d'une terrible puissance émotionnelle, une femme rendue borgne par l'ammoniac, cadrée de face sur son orbite morte, décrit son quotidien : la réception et le séchage des têtes de poisson et des arêtes dans ce qui nous apparaît, à nous, Occidentaux, comme une gigantesque décharge. Cette femme sans âge dispose les carcasses de perche sur des supports en bois superposés à ciel ouvert, pieds nus dans une immonde vermine grouillante. Effet Cuirassé Potemkine garanti.

La pisciculture intensive a encore accéléré l'exode rural, nous dit le film. Parmi les travailleurs indigènes que broie cette confrontation Nord-Sud, le film évoque le sort des prostituées locales qui se louent aux pilotes. Le film trace le portrait d'une d'entre elles, Eliza, dont le spectateur apprendra qu'elle est décédée pendant le tournage, battue à mort par un de ses clients, en l'occurrence un Australien.

Le film fait donc clairement le lien entre la pêche d'exportation, le paupérisme des indigènes vivant de la pêche et du traitement de ses restes, le va-et-vient des pilotes occidentaux, le sida, l'errance tragique des enfants abandonnés ou orphelins. Hubert Sauper a suivi l'existence quotidienne de ces derniers, livrés à eux-mêmes, victimes de tous les abus et survivant grâce à la drogue. La substance dont ils usent n'est pas sans lien avec la perche : les gamins inhalent la fumée des emballages plastifiés dans lesquels sont empaquetés les poissons pour l'exportation.

APRES LA PRÉDATION, LE TRAFIC DES ARMES

Comme si tout cela ne suffisait à dresser le constat d'une effroyable misère, Sauper introduit un élément apocalyptique dans cette vision cauchemardesque. Au bout de quatre-vingts minutes le spectateur comprend la signification de l'affiche du film. Il découvre qu'à la spoliation du peuple tanzanien se surajoute un commerce autrement vil, qui fait basculer le film dans l'abomination : «Qu'apporte l'Europe en retour? Des armes acheminées dans ces mêmes avions-cargos, qui repartent les soutes pleines de filets de perche du Nil. On nage en effet en plein "cauchemar" [...] La réaction des spectateurs est unanime : on a honte pour l'Europe10». Pour un autre critique, «l'intégralité de la pêche est exportée vers l'Europe et l'Asie dans des avions-cargos pilotés par des Bardamu ukrainiens, et qui reviennent avec des caisses d'armes dans les soutes11».

Imposition d'une pisciculture destructrice de l'écosystème, exploitation sous tous rapports des populations indigènes, destruction de la cellule familiale dont la pêche accélère la décomposition, trafic d'armes destinées aux génocides endémiques... Le Cauchemar de Darwin mérite bien son titre. Le réquisitoire de Sauper est d'une redoutable efficacité. Aucune pièce ne semble manquer au dossier.

ET SI LA SITUATION ÉTAIT UN PEU PLUS COMPLEXE?

Au vrai, tout n'est peut-être pas aussi simple que le laisse accroire cette démonstration sans temps mort. Les conditions de tournage méritent d'être rappelées. Interrogé sur ce point, Sauper fournit des détails sur la manière dont il s'y est pris pour filmer cet univers dantesque. Installé à Mwanza avec Sandor Rieder son assistant, Sauper dit avoir tourné en clandestin : «La réalité de ce que je filmais était saisissante. Mais il est également facile d'avoir des ennuis. En Tanzanie, nous devions cacher notre activité devant les autorités [...] Dans les villages on nous a pris pour des missionnaires humanitaires. Les directeurs des usines ont craint que l'on soit des inspecteurs de l'hygiène de l'UE. Nous avons dû nous faire passer pour des hommes d'affaires australiens dans les bars d'hôtels branchés ou pour des randonneurs inoffensifs dans la savane africaine "prenant juste des photos"». L'enquête de Sauper a même été dangereuse : les deux hommes auraient «goûté aux geôles tanzaniennes12». Pourquoi? Pour quel motif? Les journalistes livrent d'autres confidences : «Le réalisateur a dû tourner clandestinement en Tanzanie. Par ailleurs, afin de monter dans des avions de cargaison, la petite équipe a dû se faire passer pour des pilotes ou des dockers et avoir de fausses pièces d'identité», antienne reprise par la plupart des critiques : «Un film tourné dans une inconfortable clandestinité, nourri de patience et payé en pots de vins, puisque le documentaliste et son compagnon de route ont dû cacher leur activité devant les autorités13».

A lire ces propos fournis par la société de distribution lors de la sortie du film et qui ont Sauper pour auteur («On s'est déguisés en pilotes et on a falsifié des papiers d'identité [...] on est montés comme aviateurs dans les avions14»), on en déduira que les deux compères sont bien malins et leurs interlocuteurs, autorités tanzaniennes et pilotes ukrainiens, sacrément crédules. De même, lorsque Sauper rapporte que remonter la piste qui conduit des usines de conditionnement au lieu de séchage des carcasses de poisson fut une opération laborieuse («la décharge de poissons, il faut la chercher, et j'ai mis un an pour la trouver15»), on se permettra de sourire. Il suffisait d'attendre la venue du camion à la porte de la poissonnerie, ce qui doit être assez fréquent vu, d'une part, la flottille de camions à l'arrêt dans la décharge (au moins trois) et, d'autre part, les quantités de perches débitées et donc le volume de déchets à dégager. Enfin, le filmage de leur transport n'a pas dû être trop compliqué non plus : le réalisateur ne parvient-il pas à grimper à bord du fameux camion poubelle, se hissant dans la benne avec sa caméra au point de nous permettre d'entendre les propos du conducteur! Sauper et son équipe ne suivent-ils pas ensuite le camion jusqu'à cette décharge à la périphérie de Mwanza, qui n'est sans doute pas classée Zone Défense puisque Sauper la filme sous tous les angles à différentes heures du jour et de la nuit; enfin les responsables du lieu ne doivent pas être loin, intimant (sans succès) l'ordre de se taire à la malheureuse femme que les gaz d'ammoniac ont rendu borgne. Mais l'anecdote ainsi rapportée d'une décharge secrète accentue le côté détective du film. Dans le même ordre d'idée, peut-on vraiment croire un instant que ces pilotes ukrainiens, qui semblent avoir bourlingué dans des univers assez éloignés de la comtesse de Ségur, aient pu laisser grimper dans leur Ilyushin Sauper et Sandor Rieder, qui se seraient alors fait passer pour des salariés de l'usine de conditionnement? Cet Autrichien et son équipier peuvent-ils un instant croire qu'ils auraient pu passer pour des manutentionnaires locaux, comme Sauper l'a tout bonnement déclaré? L'équipage ukrainien, qui fixe la caméra lorsqu'il s'exprime, est-il naïf au point de croire qu'en Tanzanie les manipulateurs de palette sont des Blancs, équipés de caméra et qu'ils posent des questions sur la nature du fret embarqué? Evidemment non? Qui a pu ignorer que pendant leur séjour de six mois sur place Sauper et son équipe tournaient un film? Il est vrai que les Africains sont de grands naïfs, n'est-ce-pas?

À PROPOS DU POISSON CARNIVORE ET DE SON ARRIVÉE EN TANZANIE

Au plan symbolique, Sauper insiste sur le fait que la perche est un poisson carnassier, dévorant la faune du lac. Le prédateur dénoncé apparaît ainsi redoutable. On fera remarquer d'entrée que la plupart des poissons qui ont un intérêt gastronomique sont aussi des «carnassiers» : truite, saumon, brochet, bar, thon... Dans la famille poisson-carnivore, la perche est en bonne compagnie. Qu'importe, l'onde de terreur va pouvoir se propager.

Le film souligne ensuite la responsabilité des Occidentaux dans l'importation de cette variété de poisson dans le lac Victoria : elle serait le résultat d'une mondialisation devenue folle, d’une marchandisation effrénée de la planète. Les faits sont plus falots et la réalité moins lyrique. La perche a en effet été introduite non pas récemment, mais dans les années 50l6. Introduction remontant donc à un demi-siècle, ce que le film précise du reste. Ce que le film ne dit pas, c'est que cette action visait alors non pas à alimenter en mets précieux les étals européens mais à permettre à cette partie de l'Afrique de se développer par des logiques de projets. On est très loin du scénario diabolique que décrit un témoin pris en plan serré et qui, dans un anglais approximatif, décrit l'amorce du processus : «Un homme a apporté ce poisson, un après-midi, et l'a mis dans le lac. Un homme, avec un seau, un après-midi? Et c'était fait?» Si tel est peut-être le déroulé de l'opération, précisons qu'elle se fondait sur une très grosse logistique. L'entreprise au départ est en effet d'inspiration vertueuse et sera soutenue ultérieurement par le Mwalimu, l'instituteur comme est alors appelé Julius Nyerere, partisan d'une société sans classe et chouchou des adeptes d'un socialisme africain. Sa politique a séduit d'emblée les experts des organismes internationaux. Dans les années 70, la Tanzanie est le pays d'Afrique qui va recevoir le plus fort montant d'aide publique au développement, notamment de l'OCDE. Ses principaux bailleurs de fonds sont les pays Scandinaves, l'Allemagne fédérale, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne. Au passage, il n'est pas inintéressant de noter qu'une des conditions fixées par ces experts est la légalisation des partis d'opposition, le multipartisme, en Tanzanie comme ailleurs en Afrique, ayant du mal à s'imposer. La politique de l'OCDE ne peut se lire comme machiavélique. Elle ne vise ni à affamer les populations indigènes en les asservissant à une pêche d'exportation, ni à gaver à faible coût les néo-colonialistes occidentaux. La doctrine de l'OCDE, qui conforte le programme d'introduction de la perche, vise à apprendre à pêcher aux damnés de la terre plutôt que de leur vendre du poisson. La Chine de Mao Tsé Toung, qui a fait sienne la formule, figure alors au rang des principaux bailleurs de fonds de la Tanzanie. En outre, aspect important de cette pisciculture, la perche est une ressource renouvelable et n'attente pas alors à l'écosystème, si tant est qu'elle le fasse aujourd'hui de la façon dont le dépeint l'extrait de documentaire injecté dans le film17. Enfin le poisson est traité sitôt sorti du lac. A la différence du pétrole, ressource non renouvelable et raffinée dans les pays importateurs ou encore du café et du clou de girofle, la perche fait, elle, l'objet d'un conditionnement à Mwanza, fixant sur place une valeur ajoutée dont tirent profit les Tanzaniens. Après tout, chez Dimond, mille autochtones découpent les filets de perche. Qui osera nier qu'il s'agit là d'un travail, au même titre que celui qu'effectuent les centaines de salariés qui, en France, chez Duc, à Chailley dans l'Yonne, pratiquent l'abattage et l'éviscération des poulets? En cette fin des années 50, il n'est nullement question d'une pseudo-orthodoxie néo-libérale ou d'«un nouvel ordre mondial», comme ironise le critique de Télérama qui annone les propos du documentaliste18. «J'ai essayé de transformer l'histoire du succès d'un poisson et le boom éphémère autour de cet animal en une allégorie ironique et effrayante du nouvel ordre mondial19.» Les seuls parmi les Européens à s'opposer alors à ce genre d'investissements productifs se situent dans les rangs d'une droite extrême qui ne se résigne pas au vaste mouvement de décolonisation, et chez ceux qui préféreraient voir ces aides investies en Europe. Nullement «usine de délocalisation destinée à exploiter une rente off-shore», ce type d'investissement profite aussi aux autochtones, quoi qu'en pense le chercheur européen dans le confort de son laboratoire parisien20. Sauper en est du reste bien conscient qui, au vu des appels au boycott de la perche du Nil en Europe que son film a suscités, bataille pour arrêter le mouvement. Il n'est sans doute pas dupe de son discours et a pu mesurer le bénéfice qu'en tirent les Tanzu-niens, même si son documentaire à sens unique vise à démontrer le contraire. Sauper a entrevu les dégâts que son film pouvait taire sur des cervelles altermondialistes promptes au «consumérisine citoyen» et qui bataillent pour que cesse ce commerce. Seul journal français à avoir envoyé un reporter sur place, Libération revient avec ce témoignage de Richard Abila, de l'Institut kenyan de recherche sur la pêche et la marine et «spécialiste du lac Victoria» : «Malgré toutes les conséquences négatives sur la biodiversité et les rapports sociaux, regardez comme le niveau de vie a augmenté. Si l'on venait à manquer de perches du Nil, je serais favorable à sa réintroduction21.» Abila, qu'a rencontré Alexis Masciarelli, est probablement mieux placé pour apprécier, sur place, les effets vertueux de cette pisciculture. Son témoignage n'a intéressé personne.

A ce stade, on mesure le fossé entre la politique conduite par les organisations en charge de l'aide au tiers monde et la version qu'en donne le documentariste. «La domination de la perche du Nil dans les eaux du lac Victoria, qui lui tient tout à la fois de lieu de préhistoire et d'index, sert aussi d'allégorie pour un pays soumis par les puissances occidentales à un pillage en règle22». L'optique de Sauper, sa focalisation sur la perche autorisent même certains à surenchérir à propos de cette monoculture : «La pêche est miraculeuse, des usines subventionnées par l'Europe ont poussé partout, qui transforment le poisson en larges filets à destination des étals des pays riches : la perche est aujourd'hui la première exportation du pays vers l'hémisphère Nord23». Affirmation aussi péremptoire que fausse. Démonstration : en 2000, la Tanzanie a exporté 20000 tonnes de filets de poissons, essentiellement pêchées dans le lac Victoria. Les zones importatrices sont significativement non pas l'Europe comme le voudrait le critique de L'Humanité24 mais, dans l'ordre, l'Inde, l'Allemagne et le Japon25. L'Europe n'est en outre redevenue un partenaire important qu'en décembre 1999, depuis la levée de l'embargo décrété par l'Union européenne en raison des modes de pêches utilisés et particulièrement destructeurs : dynamite et produits chimiques. Mwanza compte aujourd'hui une dizaine d'usines de traitement du poisson. Si l'on considère que le total annuel de la pêche tanzanienne est de 350000 tonnes de poissons, que «moins de 20 % de la production provient de l'océan Indien26», on en déduira que 280000 tonnes viennent des lacs et près de 80 % du lac Victoria. De ses eaux, et pour la partie tanzanienne, sont donc tirées, chaque année, environ 220000 tonnes de poisson. Sur ces 220000 tonnes, 20000 tonnes de perches, sous forme de filets, sont exportées vers les pays de l'hémisphère Nord. Considérant qu'une tonne de filets exportés présuppose une pêche de 2,8 tonnes (35 % du poids du poisson est transformé en filets, 40 % reste sur place pour l'alimentation humaine et animale, le solde, soit 25 %, est jeté), est donc exporté l'équivalent de 57000 tonnes sorties du lac. Autrement formulé, 74 % de ce qui est péché dans le lac Victoria n 'est pas exporté et 40 % de ce total sera consommé sur place. On peut donc en conclure que sur un total de 220000 tonnes pêchées et après déduction des déchets et des filets pour l'exportation, 65000 tonnes sont consommées en Tanzanie; là où le film laisse accroire qu'avec la perche les Occidentaux ont conçu un pillage systématique d'une ressource naturelle africaine, n'abandonnant aux Africains que d'immondes carcasses : «Des fruits de la pêche, la majorité des Tanzaniens ne partage que les restes27.» Enfin, à titre d'information et pour rassurer ceux qui sont persuadés que la perche est le premier produit d'exportation tanzanien, on rappellera ce qu'indiquent les statistiques disponibles : la Tanzanie exporte essentiellement du café, du coton, ainsi que des produits minéraux, notamment de l'or28. Même à considérer la statistique du représentant de l'OCDE affirmant que la perche du Nil représente 25 % du total des exportations de la Tanzanie vers l'Europe (la bande-son, à ce niveau précis du film, devient inaudible et Sauper cadre en plongée trois enfants qui passent dans la rue, en contrebas de la terrasse où se tient une conférence de presse), il reste que ce poisson demeure un produit d'exportation secondaire29 qui représentait, en 2002, à peine 5,1 % du total des exportations de la Tanzanie. Les effectifs de perche dans le lac Victoria tendant à baisser, contrairement à la thèse que développe Sauper qui suggère un saurien pullulant, la catastrophe n'est peut-être pas celle qu'annonce le réalisateur. «La perche du Nil a bon dos», remarque un spécialiste qui n'est pas, il est vrai, critique de cinéma30.

APRÈS LA SPOLIATION, LA MORT MADE IN OCCIDENT

Pour accroître sa charge critique, le film fait encore le lien entre la perche, la présence européenne, en l'occurrence les équipages ukrainiens, la prostitution locale et le sida. «Les pêcheurs affluent, des usines de traitement se montèrent, le tout accompagné d'un cocktail mortifère de prostitution, de sida, d'orphelins des rues. Un condensé des malheurs de l'Afrique31.» Une fois encore, l'équation est démagogique et mensongère. Si le commerce du sexe est effectivement une industrie nationale dans des pays comme la Thaïlande ou la Tunisie dans une moindre mesure, il n'en va pas de même en Tanzanie, et notamment à Mwanza qui ne présente aucun intérêt touristique. Les quelques Occidentaux présents dans la ville travaillent dans l'extraction aurifère. Quant au sida, on rappellera qu'il n'a pas besoin des pilotes russes ou ukrainiens ni des «hommes d'affaires» pour se propager en Tanzanie où 11 % de la population est séropositive, et que nombre de leaders africains ont une écrasante responsabilité dans la progression de la pandémie. A clairement annoncer dans la bande-son que les pilotes sont coupables d'aider à la transmission du sida, le réalisateur reprend à son compte les propos débiles du président zambien Chilula ou les délires franchement racistes d'un Mungabe, pour qui les Occidentaux seraient responsables de tous les maux dont souffre leur pays, qu'ils saccagent eux avec un indéniable esprit de méthode. Même remarque à propos des enfants en déshérence ou de la prostitution locale.

DE LA PERCHE AU TRAFIC D'ARMES : LA SURENCHÈRE DANS L’HORREUR OU DANS LA SUPERCHERIE?

L'argumentaire de Sauper ne s'arrête pas là. Le summum de l'horreur est à venir et l'affiche du film signale vers quoi tend le réquisitoire : parti du poisson, le spectateur a découvert la charogne. Lui reste à comprendre pourquoi sous le squelette du poisson est dessinée une kalachnikov. «Une question traverse en effet tout le film, dont le cinéaste dit lui-même qu'elle en fut l'origine : ces avions-cargos qui quittent l'Afrique les cales pleines de poisson que transportaient-ils à l'aller? Nul ne le dira, mais nul ne démentira la conviction du cinéaste : ils acheminaient des armes32.» Cette affiche, merveilleuse d'efficacité graphique, résume en effet la thèse de Sauper : au pillage d'une ressource locale, introduite par les Occidentaux et qui détruit l'écosystème du lac Victoria, s'ajoute le trafic d'armes, criminel dans un continent où les guerres sont endémiques. Pour le poisson, la mécanique déployée est d'une grande limpidité, même si rapportés à leurs vraies proportions les volumes exportés annulent la démonstration qui tient ce commerce comme une spoliation irrémédiable dont seraient victimes les Tanzaniens. Lorsqu'on a compris que les trois quarts du produit de la pêche ne montent pas dans les avions-cargos, il devient clair en effet que le réquisitoire s'étiole. Il perd d'autant plus de vigueur que le bref extrait d'un autre documentaire sur la perche du Nil, cité dans Le Cauchemar de Darwin et qui peint un poisson Frankenstein, est infiniment plus terrifiant que ce que Sauper aura pu nous dire et nous montrer du carnassier. Ce documentaire qui bénéficie d'une caméra sous-marine, ce que Sauper lui n'a pas, fonctionne par gros plans de l'animal, mâchoire ouverte, yeux globuleux, sorte de terrifiant alien. Sur le terrain de la diabolisation cinématographique de la perche, le travail a déjà été fait et fait de manière apparemment très convaincante à en juger par le bref extrait montré33. Reste donc à Sauper à trouver la mèche et l'explosif pour rendre son propre tilm détonnant. Sa démonstration s'appuiera sur les armes. Des armes contre du poisson.

Mais Sauper doit apporter les pièces à conviction. L'exercice est complexe. Nonobstant un séjour très long sur place, des conditions d'accès à l'aéroport et au tarmac d'un laxisme inouï, Sauper ne présente en effet aucune image de ces déchargements d'armes. Curieuse carence illustrative en dépit de deux cents heures de rushes tournés34, mais, fait pareillement troublant, inexistence de témoignages du côté ianzanien. A sept reprises au cours des 107 minutes que dure son film, le réalisateur pose la question à ses différents interlocuteurs : «Qu'est-ce qu'apportent les avions?», «Vous avez vu les armes être débarquées?», «Qu'apportent les Russes en arrivant en Afrique?», «Qu'apportent-ils en venant?», «En Afrique, vous apportez aussi des munitions?», «Que peut-on rapporter d'Europe?», etc. A sept reprises, Sauper reçoit des réponses négatives, sauf d'un pilote ukrainien confessant avoir dans le passé apporté des armes à l'Unita. Mais l'Ukrainien se réfère à un conflit situé en Angola, à des milliers de kilomètres de Mwanza et terminé en 2003 lorsque le film est tourné. Amalgame et extrapolation tout aussi trompeurs avec ce magazine imprimé édité par la BBC consacré à un «Focus on Africa». Alors que Raphaël, le veilleur de nuit du National Fisheries Institute le feuillette, Sauper cadre en gros plan une double page centrale du magazine : elle illustre des militaires noirs, non identifiés, portant, semble-t-il, des caisses. Raphaël dit qu'il s'agit de «munitions» et de soldats «anglais». Sauper, qui a donné le magazine à Raphaël, sait très exactement de quoi il retourne mais il ne dit rien au spectateur qui, de cette photo, aura surtout retenu qu'il est question de soldats européens manipulant des caisses d'armes. A supposer qu'il s'agisse de soldats britanniques, ce qui reste à prouver, on peut sans doute deviner à quoi ils s'activent. Le périodique porte en effet une date d'octobre/décembre 1997. Londres soutient alors, avec le reste de la communauté africaine, le gouvernement démocratiquement élu de Ahmad Tejan Kabbah, porté au pouvoir en mars 1996 par 59 % des votants et renversé par des putschistes le 25 mai 1997. Bref, la photographie illustre une action inscrite dans le droit international et se situant à quelques milliers de kilomètres de Mwanza, six ans plus tôt, mais qu'importe! Toute liberté est laissée au spectateur de faire les associations qu'il souhaite (Afrique, livraison d'armes, soldats britanniques) et de tirer les conclusions qui s'imposent. De fait, Sauper peut légitimement arguer n'avoir rien dit.

Absence d'images? Autochtones muets? Côté trafic d'armes, si l'on s'en tient à ce que nous livre le film et non aux déductions logiques à quoi nous invitent des rapprochements photographiques et un questionnement insistant sur l'existence d'un tel commerce, Sauper est manifestement bredouille? Ces témoignages ou plutôt 1’absence de témoignages supposés éclairer le trafic d'armes ont d autant plus de poids qu'à Mwanza le système policier n'a pas l'air franchement totalitaire. Les dénégations répétées de tous ces intéressés qui vivent à proximité de l'aéroport ne semblent donc pas dictées par la peur de représailles qui viseraient des témoins trop bavards rompant une omerta. Les autochtones n'ont rien vu et Sauper, pendant les six mois où il est resté sur place, n'a rien vu non plus et n'a rien filmé. Il n'a rien filmé car très probablement ce trafic aérien n'existe pas. Et n'a jamais existé de la manière dont cela est lourdement suggéré et qui a déclenché l'ire dans les rangs de la critique française. Les armes soviétiques ont bien été vendues à l'Unita en Angola. Et ces pilotes ukrainiens, comme ils le confessent, en ont livré. Mais ce conflit est aujourd'hui terminé. Sauper pratique une nouvelle fois un travail d'amalgame : les pilotes à l'écran ont livré des armes qui ont servi dans des conflits où des populations civiles africaines ont été massacrées. Ces mêmes pilotes transportent des filets de poisson. Conclusion logique : les armes qu'ils ont apportées s'échangent contre les filets de perche exportés. Mais à l'image et dans les témoignages oraux tout dément la simultanéité des deux opérations qui est au centre de la thèse culpabilisante du film et que résume l'affiche terrifiante. La plupart des conflits africains sont armés par des belligérants qui se ravitaillent autrement, en kalachnikovs ou en machettes. Il est évident que les armes n'arrivent pas dans ces gros-porteurs, lestés au retour de poisson surgelé. Sur cette question précise, celle de l'acheminement des armes, Sauper pouvait par exemple s'informer auprès du gouvernement français qui, à l'instar des inculpés dans l'Angolagate, possède, à n'en pas douter, des informations sur la question. Mais il y a, peut-on objecter, le témoignage à charge du journaliste tanzanien Richard Mgamba : «Quand l'Afrique meurt, les Européens font des affaires. Ils en tirent un profit en envoyant leurs cadres.» Mgamba rappelle une évidence : un pays comme la Tanzanie, de près d'un million de kilomètres carrés et entouré de huit pays plus ou moins stables, doit s'approvisionner en armes. Quel pays ne le fait pas? Mais Mgamba ne prouve pas que les armes importées en Tanzanie, qui n'en produit pas, se troquent contre les fameux filets de perche. Il ne conforte en rien l'équation que résume l'affiche du film et qui a déclenché la vague d'indignation sur quoi surfe le documentaire. Fait capital, ces supposés arrivages d'armes ne sont jamais montrés. C'est la voix off, celle du réalisateur, qui nous le suggère de manière obsédante. Une légitime suspicion devrait alors venir à l'esprit de tout spectateur, et notamment de la grande armée des critiques cinématographiques : pourquoi croire Sauper? Et d'abord comment expliquer que le débarquement des armes n'ait pu être filmé? Au vu des conditions de sécurité dans et autour de l'aéroport, et considérant l'extrême longueur du séjour du documentariste sur place, une telle entreprise ne devait pas être mission impossible. Et ce d'autant plus qu'on nous présente ce trafic affecté d'une fréquence régulière. Dès lors, pourquoi ce trou noir à l'écran? Un critique, par ailleurs assez crédule, avoue sa réserve : «On a beau être convaincu que la situation de l'Afrique des grands Lacs est à verser au livre noir du capitalisme, difficile de se satisfaire d'un réquisitoire qui ne spécule que sur son intime conviction35.» Bien vu. Philippe Mangeot est le seul à exprimer un doute sur la réalité du trafic dénoncé. Le seul parmi des dizaines d'autres qui ont avalé le propos du film sans suspecter Sauper. Celui-ci s'explique sur ce trou noir de la façon suivante : «On ne voit pas les armes, parce que je ne voulais pas les montrer. Ca aurait été trop facile36!» Pour les images du trafic, Sauper renvoie le spectateur à la chaîne CNN37 qui administrerait la preuve de cette «dérive de la mondialisation». «Pourquoi remplir mon film avec cette connerie? Ça n'est pas la peine?» S'il ne s'agit que d'une «connerie» pourquoi y revenir de manière obsessionnelle dans la bande-son? S'il ne s'agit que d'une «connerie» pourquoi la première question de Sauper, sa première intervention en voix-off dans le film, porte-t-elle précisément sur le supposé trafic d'armes? Pourquoi ne pas apporter cette preuve qu'il affirme détenir et qu'il dit figurer dans les deux-cents heures de rushes tournées? Comment Sauper parvient-il à nous faire croire qu'ayant vu «dans la soute [...] cinquante tonnes de kalachnikovs, des caisses de munitions et des roquettes38» et les ayant filmées, il n'en retient pas les images au montage? Pourquoi ces plans, qui sont l'arc-boutant de son réquisitoire, ne figurent-ils pas dans le bonus du DVD? A Sauper, on pourra encore objecter que le trafic d'armes dont il est question ici n'a rien à voir avec l'actuelle mondialisation mais a bourgeonné sur les restes pourrissants du système soviétique. Prenant appui sur un rapport de l'ONU, des journalistes britanniques ont notamment démontré l'implication de Viktor Anatolievitch Bout dans l'acheminement de matériels lourds aux partisans de l’Unita en Angola. Sa flotte est à l'enseigne Air Cess39. Hormis ces fournitures sauvages, l'acheminement d'armes se fait généralement par cargos ou sur des terrains militaires, hors des regards, et non sur l'aéroport civil du film. Qu'importe! Le fantasme prospère : «Une catastrophe ne venant jamais seule : à l'aller les cargos russes atterrissent... les soutes chargées d'armes40», affirmation péremptoire à quoi font écho cinquante autres du même cru : «L'aéroport sert toujours de principale zone de transit aux armes occidentales destinées aux principaux belligérants de la région des grands Lacs41.» Reste que l'équation où sont associés misère des orphelins tanzaniens, kalachnikovs, filets de perche achève de diaboliser l'homme occidental, si besoin était.

En quête de pièce à conviction, Sauper assène son argument massue. Le trafic d'armes est indéniable car même s'il n'est pas montré, il répond à une nécessité économique : seule l'importation d'armes en Tanzanie permet d'amortir de longs et coûteux vols qui, en l'absence de fret-aller, seraient déficitaires? Sauper ne s'est pas suffisamment penché sur les équations financières d'un tel marché. Les affréteurs n'ont en effet nul besoin d'apporter des armes pour rentabiliser leurs vols. Economiquement, ils peuvent parfaitement venir à vide. Démonstration : chaque vol repart de Mwanza avec une cargaison de 40 tonnes de filets de perche (le patron de Dimond évoque même des cargaisons de 55 tonnes), soit 40000 kilos qui, achetés 2 euros le kilo sur place42, seront revendus aux grossistes européens (essentiellement allemands et belges) à 4 euros. Soit, par vol, un chiffre d'affaires de 80000 euros. Les filets finiront ensuite au prix public d'environ 14 euros chez les poissonniers et à moins de 10 euros aujourd'hui dans les circuits de la grande distribution.

Qu'en est-il des charges d'exploitation d'un tel commerce? Sur un Antonov ou sur un Ilyushin 76 (celui du film), comme pour tout avion long-courrier, le poste budgétaire le plus important est, hormis l'amortissement, le délestage, autrement dit la consommation de carburant. Pour un trajet aller-retour de 16 heures, le délestage sur la base de 8 tonnes de carburant/heure se chiffre à 128 tonnes. Soit, à raison de 275 euros la tonne (tarifs juillet 2005), 35 200 euros de carburant pour un vol aller-retour Bruxelles/Mwanza, à quoi il faut rajouter le salaire de l'équipage. Soit 2600 euros par vol, pour les quatre Ukrainiens, pilote, copilote, radio et mécanicien, calculés sur la base de huit rotations mensuelles. Le poste amortissement est nul, l'avion-cargo à l'écran datant des années 70. Les frais d'entretien des appareils, réparés au marteau et au burin, sont inexistants, à l'image du filin de gomme restant sur le train d'atterrissage. Les taxes portuaires et les frais locaux peuvent être estimés à environ 10 % de la valeur du chargement en valeur décollage, soit à 8000 euros. Au total, frais fixes et charges variables s'élèvent à environ 45 000 euros par rotation. Considérant que chaque rotation, on l'a vu, génère un chiffre d'affaires de 80000 euros, dont l'affréteur déduira 45000 euros de frais, sa marge brute tourne autour de 35000 euros par voyage.

En raison de la vétusté des appareils et des maigres salaires acceptés par l'équipage russe et ukrainien logé dans des hôtels miteux dans lesquels ils boucanent leur propre lot de poisson, un bénéfice plus que décent peut ainsi être dégagé. Le commerce dure jusqu'à ce que les appareils hors d'âge rendent l'âme. Dit autrement, il n'y a rigoureusement aucune nécessité économique d'acheminer des armes à Mwanza : le seul fret piscicole suffit au bonheur de l'affréteur. C'est beaucoup moins théâtral que le trafic d'armes mais parfaitement rentable. Parions pourtant qu'aucune démonstration ne parviendra à seulement lézarder la thèse de Sauper et gageons que durablement, pour l'immense majorité des spectateurs, ces avions-cargos «viennent le soir avec des bombes et repartent le lendemain matin avec du poisson frais43».

LA MISÈRE AFRICAINE : UN FONDS DE COMMERCE PROSPÈRE

Chacune des images du documentaire enfonce donc le clou d'une Afrique qui n'en finit pas d'être martyrisée. Bien isolés sont ceux, comme Anne-Cécile Robert, à s'élever contre ce cliché misérabiliste africain, hégémonique dans ces médias pressés «qui raffolent de l’Afrique-cauchemar44». Le «prisme catastrophique [...] le plus aisé d'autant plus qu'il apparaît "inoffensif"» est en effet celui qu'a choisi Sauper pour traiter son sujet. Les louanges unanimes à son entreprise, tant dans la presse de droite que de gauche, lui donnent raison.

A l'écran, Mwanza, plaque tournante du trafic, se résume à une poissonnerie industrielle, à des ruelles sombres peuplées d'enfants malingres, souffreteux, estropiés et mendiants. A côté, il y a cet hôtel douteux où, en attendant le chargement de leurs appareils, des pilotes venus d'Europe boivent en compagnie de putains locales. Au final, de cet endroit nous est proposée une carte postale terrifiante : «La prostitution (avec les pêcheurs et les équipages des avions) semble le seul commerce profitable de la région45.» A l'écart, il y a encore ce village nommé Ito où, autour de la tombe d'un Tanzanien nommé Jakobo, il est question d'un pêcheur n'ayant pas survécu à la morsure d'un crocodile; concernant ce village isolé et constitué de quelques baraques, Sauper pose la question sur un ton d'où perce plus l'indignation que la simple interrogation : «II n'y a pas de docteur dans ce camp?» Ni docteur, ni dispensaire, est-il répondu au cinéaste européen sans doute peu au fait de la densité médicale en Afrique. Bref, où que Sauper balade notre regard, il n'est d'autre spectacle qu'une infinie misère.

Pourtant, de Mwanza, Sauper aurait pu nous offrir un autre point de vue : jamais l'énorme agglomération et ses huit cent mille habitants, soit l'équivalent d'une ville comme Marseille, nullement donc «une petite ville au bord du lac Victoria46» comme la décrit le réalisateur, ne figurent à l'écran. De la deuxième ville de Tanzanie, le spectateur peut voir un tarmac d'aéroport construit entre le lac et des bidonvilles, deux ou trois rues sordides filmées la nuit, une périphérie poisseuse où vont crever ceux que la maladie exclut du travail forcé. La ville n'est donc jamais présente avec ses vraies contradictions où les Occidentaux ne sont guère impliqués. Exit les contrastes sociaux intra-africains, la bourgeoisie locale industrieuse, le grand parc d'automobiles, les immeubles modernes, tous signes de modernité industrielle qui contrarient la thèse ultra-misérabiliste d'une Afrique scotchée au malheur, cliché conforme il est vrai à l'attente du spectateur occidental. Ainsi Sauper aurait-il pu livrer ne serait-ce qu'un plan du port de Mwanza : le spectateur aurait alors découvert un superbe yacht-club, à Capri Point, avec quelques beaux hôtels. Mwanza n'étant pas touristique, ces infrastructures ne servent nullement aux néo-coloniaux occidentaux mais aux Tanzaniens. De tout ça, rien ne nous est montré. Et pour cause : Sauper cadre les «paysages désolés aux masures délabrées et (les) décharges nauséabondes. Ce pays, qui pourrait vivre de ses propres ressources, est la proie des prédateurs [...] Les Occidentaux se précipitent : tels des ogres flairant la chair fraîche, ils mettent le pays en coupe réglée, sans aucun état d'âme [...] Le néo-colonialisme s'affirme encore pire que le précédent, en affirmant la dépendance des habitants de l'Afrique47». Le spectacle de la misère invite au lyrisme vengeur. De fait, le piège mystificateur a fonctionné. Les critiques cinématographiques, tous, des Echos au Figaro, sont venus s'y engluer. Pour les rassurer sur l'état de paupérisme absolu que décrit le film, on leur dira que Sauper s'en est tenu aux abords de l'aéroport et à une petite partie de l'enclave portuaire, zones qui sont rarement rutilantes, même si celles de Mwanza apparaissent, à l'écran et pour les besoins du réalisateur, dramatiquement délabrées. Aucun plan d'ensemble de la grande ville moderne voisine mais des travellings latéraux sur des rues où les seules couleurs murales sont celles des slogans Coca-Cola, «Life Tastes Good». l'extrême pauvreté des enfants est filmiquement toujours. plus spectaculaire, surtout du point de vue de l'Européen. Les distributeurs du film s'en sont du reste opportunément servis pour promouvoir le DVD. Pour revenir à la ville de Mwanza, il est faux de dire qu'elle est totalement absente à l'écran. La ville apparaît en effet à deux reprises : du bord du lac, où se trouvent les adolescents livrés à eux-mêmes, on aperçoit dans la profondeur du champ un train et des habitations en dur. Dans une autre séquence, la ville est encore vraisemblablement quelque part, dans le hors champ du congrès puis de la conférence de presse des représentants de l'OCDE venus en Tanzanie. Dans ces deux derniers cas, les plans en présence de notables africains ou d'Occidentaux n'ont pas d'extérieurs, sauf un très bref plan en plongée pendant la conférence de l'OCDE. On suppose cependant qu'une autre ville africaine aurait alors pu apparaître, vivante, bruyante, éventuellement gaie, mais qui démentirait le climat cauchemardesque dans lequel baigne le documentaire. Cette autre ville, le réalisateur n'a pas pu la manquer, à moins qu'il soit resté pendant six mois dans la seule zone de l'aéroport. De plus, n'avoue-t-il pas dans le bonus du film qu'il a dansé, bu des bières avec nombre des témoins filmés? De cette autre face de la Tanzanie, le spectateur n'aura droit à rien. Pourtant Sauper a eu l'occasion de facilement filmer cette grande ville moderne, finalement très occidentalisée, en rien réductible à la gigantesque poubelle qu'on voit à l'écran : dans la séquence d'ouverture, le réalisateur ne cadre-t-il, depuis un avion, un gros porteur dont on voit l'ombre se refléter dans les eaux du lac? Sauper ne pouvait-il alors faire un panoramique sur la région de Mwanza et dévoiler, par un plan d'ensemble, l'immense agglomération, autrement dit une autre réalité que celle, paupérisée et sordide, qu'il nous offre au sol, une réalité où camions et automobiles se chiffrent pas milliers dans une jungle d'immeubles modernes? Sauper se l'interdit, pour ne pas écorner sa démonstration misérabiliste, pour rester dans sa logique de confrontation entre les deux mondes : d'un côté les Tanzaniens damnés de la terre, de l'autre les Européens trafiquants, porteurs de maladie et tueurs de putains. Pratiquant l'amalgame et invitant aux extrapolations, le film de Sauper pourrait prendre place dans un nouveau genre, appelé «faux documentaire», qui a aujourd'hui, avec Michael Dowse48, ses créateurs reconnus et appréciés.

L’APPROCHE CRITIQUE HEMIPLEGIQUE

Le film de Sauper, et particulièrement les réactions qu'il a suscitées, livre un autre enseignement, plus préoccupant et qui nous concerne directement. Les condamnations unanimes de cette pêche et du trafic qu'elle est supposée entretenir, ainsi que les appels au boycott de la perche du Nil qui ont suivi, illustrent, en effet, le pouvoir des images sitôt qu'elles se parent des atours du réel. Effet démultiplié quand il est encore question de mondialisation (nécessairement diabolisée), ou de ce qui est présenté comme tel. «En un mot, le film de l'Autrichien Hubert Sauper montre avec les armes du cinéma (autrement dit par comparaison d'images et confrontation de plans) cent fois mieux que ce que produirait n'importe quelle rhétorique militante49.» Indéniablement les images de Sauper sont d'une éloquence telle qu'elles emportent l'adhésion du spectateur occidental (la liste des prix reçus, de Venise à Montréal, certifie que la technique de persuasion a fonctionné partout avec une efficacité qui force le respect). But atteint en adoptant la position de l'enquêteur têtu et modeste (à l'antipode du cabotinage charismatique d'un Michael Moore) qui dévoile un secret d'Etat bien gardé. La confrontation entre ce qu'assène ce film et les faits dont il est question devrait nous amener à réfléchir sur la fiabilité de notre esprit critique. Dès l'instant en effet où, par un montage habile, un metteur en scène s'attaque à des sujets comme la misère du continent africain ou la mondialisation, notre système critique paraît désactivé. Certaines louanges font même frémir par la brutalité du dogmatisme béat qu'a enclenché le visionnage du film : «Pas question ici de remettre en cause la sincérité de l'intuition d'un cinéaste qu'on sent impérativement convoqué par la catastrophe d'une Afrique des grands Lacs embrasée par les guerres [...] Il faut être un monstre pour mettre en doute la bonne foi du réalisateur50.» La sincérité de Sauper a valeur d'argument scientifique. Sous peine de cynisme intolérable, il convient donc d'abdiquer toute prétention a un avis autre qu'esthétique, qui n'est du reste pas de mise, car lui-même surdéterminé par le réflexe «citoyen» qu'exige ce type de film. Sauf à se ranger parmi les monstres froids, indifférents au malheur des déshérités, les éléments techniques du réquisitoire su est construit la problématique politique, centrale dans le film, ne sauraient être seulement questionnés. C'est dans cette perspective qu il faut voir ce film et les commentaires qui l'ont accompagné comme symptomatiques d'un authentique délabrement du doute méthodique préalable à toute approche scientifique. Sur le fond les réactions à ce documentaire «soutenu par une presse enthousiaste51» démontrent en effet le constat de complète carence de la critique cinématographique sitôt qu'elle s'aventure hors du terrain esthétique, chloroformée qu'elle est par les services de presse52. Et c'est là justement que ce film nous interpelle. Jamais en effet les publics et les professionnels supposés les guider n'ont été autant éduqués à la lecture de l'image, à son décryptage. On ne compte plus les revues et les enseignements décortiquant le mensonge et la manipulation des émissions télévisuelles où, à l'instar d'Arrêt sur images, des lycéens sont invités à déconstruire les reportages biaisés qui leur sont proposés. Le réalisateur autrichien ne se prive du reste pas d'une remarque flatteuse à l'adresse du public français : «En France, on a une culture de regard cinématographique. Il y a d'autres pays où l'on a pas encore cette finesse du regard, pas encore53?» Flatterie habile qui semble justifier l'attitude paresseuse de la critique cinématographique à son égard et qui a consisté à combiner le prêt-à-penser altermondialiste avec une simple paraphrase de ce que Sauper a filmé et monté. Pourquoi en effet vérifier si tout ceci était bien exact? Le réalisateur ne nous crédite-t-il pas, nous spectateurs français, du titre de savants détecteurs de manipulation, et son film, les images qu'ils nous proposent, le montage qu'il nous sert, ne sont-ils pas suffisamment éloquents? Nonobstant notre posture critique inspirée de la pédagogie du doute systématique, il suffit pourtant qu'un film nous arrive, bien ficelé et jouant à fond l'effet Koulechov – un gros poisson exporté, des enfants miséreux, des pilotes occidentaux pansus, des prostituées battues, etc. –, pour que le dispositif mental supposé en alerte permanente s'enraye, pour que les réflexes pavloviens les plus archaïques se désengourdissent? Lorsque le père Jacques Lefur écrit que ce film nous «donne à réfléchir [...] avec finesse, sans jugement54», il prouve à quel point l'émotion oblitère sa pensée. Il prouve aussi la justesse de la démarche de Sauper qui la définit ainsi : «Je propose des images (aux spectateurs) qui ne sont pas forcément cohérentes. Mais pour quelqu'un qui suit, qui réfléchit, ça devient très cohérent. Ça devient parfois un cauchemar.» Les réactions à son film, d'où qu'elles viennent, confortent sa conception du cinéma : «L'image choc et la foi quantitative se combinent dans un réquisitoire auquel le spectateur assiste, forcément convaincu55.» D'autres poussent la dithyrambe plus loin encore : «Ce film est à voir, au même titre que Nuit et Brouillard d'Alain Resnais56.» Bigre!

Au final, il est plus que douteux que ce film participe d'une «éducation citoyenne57», adjectif tarte à la crème et devenu magique entre tous, exonérant du devoir de méfiance sinon de critique. Même si Sauper se défend d'imposer une lecture mécanique invitant plutôt à voir son documentaire comme une «allégorie», son film illustre le poids du conformisme intellectuel actuel, sa transversalité politique aussi sur des sujets phobiques comme l'est aujourd'hui la «mondialisation néo-libérale». Aucune contre-enquête sur la réalité des spoliations subies par les Tanzaniens, aucune vérification élémentaire sur la nature et la plausibilité des trafics dénoncés à l'écran ne sauraient être faites ni seulement envisagées. Le pouvoir des images se suffit à lui-même. Et Giorgio Gosetti, délégué général des Journées des auteurs au festival de Venise, n'est pas le dernier à démontrer l'emprise du film sur des esprits supposés alertes : «Mon problème n'est pas que l'on aime ou que l'on n'aime pas (les) films, ce que je veux c'est qu'on ait envie de bavarder sur ce qu'ils montrent. En 2004, nous avons été comblés par Le Cauchemar de Darwin, qui a obtenu le Label Europa des exploitants : en sortant de ce film, tout spectateur se disait : "Je dois en savoir plus?"58.» Vœu pieu. Personne n'en saura plus et personne ne cherchera à en savoir plus. Le film est pris tel quel et, hormis un journaliste envoyé à Mwanza par le journal Libération et dont le reportage pondère les supposés effets pervers du commerce de la perche et le troc qu'il est supposé entretenir, personne n'a vraiment cherché à «en savoir plus». Ici, l'exécration de l'abjection vaut argument. On s'en contentera donc.

A cette occasion, on pourra encore observer l'incurie de la critique cinématographique quand il s'agit d'analyser un film politique élaborant une démonstration à partir de critères géopolitiques et économiques : biberonnés aux aphorismes de Godard, et notamment au fameux «Ça n'est pas une image juste mais juste une image», les commentateurs du film ont néanmoins tous rangé leur arsenal critique pour répéter chacune des paroles du réalisateur lors de la promotion de son film en mars 2005. Tous ont servilement repris les éléments d'information du dossier de presse aimablement fournis par la société de distribution. Un seul périodique, déjà mentionné, a poussé le souci d'investigation jusqu'à envoyer sur place un de ses journalistes. Le parti pris du film s'inscrivant dans une perspective «politiquement correcte», au diable la réserve, au diable le légitime soupçon de manipulation que l'on supposait désormais inscrit génétiquement dans la structure mentale de ces spécialistes de l'image, dont les verdicts chaque semaine feraient trembler certains producteurs. Par comparaison, la critique littéraire apparaît singulièrement plus professionnelle : aux philosophes revient la critique des ouvrages de philosophie, aux romanciers la critique des romans, aux économistes la critique des essais économiques, segmentation qui, au moins en théorie, garantit aux lecteurs potentiels non une réaction épidermique sur l'ouvrage dont il est question, mais un jugement supposé fondé et argumenté. Dans le domaine de l'écrit, les transgressions de frontière disciplinaire sont rarissimes. Le cinéma, lui, s'exonère de cette approche critique que l'on associe pourtant à la démarche scientifique. Ici, ni division du travail, ni spécialisation : les mêmes passeront du Cauchemar de Darwin à une adaptation filmée d'un roman d'Hervé Bazin pou traiter ensuite du dernier film de Woody Allen. Et pourtant ne savent-ils pas, eux qui le professent à longueur d'année que visionnage d'un film sans recul, dans l'obscurité d'une salle de projection, interdit toute distance critique! Que n'ont-ils pris soin de vérifier, comme beaucoup l'apprennent à leurs étudiants, s'il s'agissait non d'une image juste, mais juste d'une image? Et partant, qu'il fallait en savoir plus avant de claironner la justesse du propos. Ils font là, à propos du Cauchemar de Darwin, la preuve piteuse de la puissance émotionnelle du cinéma. Si cette indifférence aux conditions de visionnage, cette absence de réflexion critique qu'imposent des délais de rédaction trop rapides sont sans grande importance quand il s'agit de film de strict divertissement, il en va tout autrement quand leurs paraphrases dithyrambiques portent sur un film se voulant édifiant et célébré pour sa démarche «citoyenne». En fait, l'approche dramaturgique a tout balayé.

Le Cauchemar de Darwin prouve enfin que servis par le talent, et en l'occurrence un très grand talent, les sophismes les plus gros trouvent immédiatement acquéreurs. «Avec les moyens du cinéma, on peut presque tout faire, à condition d'avoir une idée?» nous dit l'auteur. Sauper, ici encore, parle en orfèvre.

François Garçon

1. Illimité, octobre 2005, n° 138, page 26.

2. Prix Europa Cinémas (Venise 2004), Grand Prix documentaire (Festival du film de l'environnement de Paris, 2004), Prix du public (Belfort, 2004), Grand Prix du meilleur film (Copenhague, 2004), Prix du meilleur documentaire (Montréal, 2004), etc.

3. Au total, le film sort la première semaine sur 30 copies, in Le Cahier des exploitants, 2 février 2005.

4. Cinéchiffres, semaine 40, du 28 septembre au 4 octobre 2005, p. 5.

5. Le Film Français, 11 mars 2005.

6. Certains, comme Denis Duclos et Valérie Jacq, dénoncent «la surexploitation des travailleurs tanzaniens, mourant dans la misère d'épuisement et du sida», in Le monde Diplomatique, mai 2005.

7. Samuel Douhaire, Libération, 7 octobre 2005.

8. François-Guillaume Lorrain, Le Point, 31 mars 2005.

9. Le Figaro, 2 mars 2005, parle de «Tanzaniens d'origine indienne».

10. Francois-Guillaume Lorrain, Le Point, 31 mars 2005.

11. Fabrice Pliskin, Le Nouvel Observateur, 28 avril-4 mai 2005.

12. Mathilde Blottière, Télérama, 4 mai 2005.

13. Barbara Vacher, La Conscience, 8 mars 2005.

14. Hubert Sauper, Le Cauchemar de Darwin, voir bonus du film, mk2 éditions, octobre 2005.

15. Hubert Sauper, Liberation.fr, 11 mars 2005.

16. Michel Alberganti, Le Monde, 11 mars 2005.

17. Voir J.P. Olowo & L. Chapman, «Trophic Shifts in Predatory Catfishes following the Introduction of Nile Perche in Lake Victoria», in African Journal of Ecology, décembre 1999, vol. 37, pp. 457-470.

18. Pierre Murat, Télérama, 5 mars 2005.

19. Hubert Sauper, Le Monde, 3 mars 2005.

20. Stigmatisation signée Bernard Comte, chercheur au Centre d'études de l'Afrique noire. Le Monde, 2 mars 2005.

21. Propos recueilli par Alexis Masciarelli, Libération, 2 mars 2005.

22. Philippe Mangeot, Les Cahiers du cinéma, mars 2005.

23. Ibidem.

24. L'Humanité. 2 mars 2005.

25. Mark Turner, Michael Holman, Financial Times, 31 mars 1999.

26. Anne Gagnaire, Marchés Tropicaux, 2 février 2001.

27. Philippe Mangeot, Les Cahiers du cinéma, mars 2005

28. Les 44,8 millions de dollars d'exportation de filets de perche sont à comparer aux 600 millions de dollars d'exportation d'or en 2004, in Marchés Tropicaux, 15 juillet 2005.

29. Selon une statistique de la Banque mondiale, les exportations de perche, en 1998, représentaient 8 % du total des exportations, in Agriculture in Tanzania Since 1986, Follower or Leader of Growth, rapport n° 20639, juin 2000.

30. Julien Bourdet, Le Figaro, 12 août 2005.

31. Pierre Barthélémy, Le Monde, 3 mars 2005.

32. Philippe Mangeot, Les Cahiers du cinéma, mars 2005.

33. Jean-Philippe Pons-Malartre, Intruders : Animal lnvaders, The Fresh Water Killers, prodution Espace Vert, La Cinquième/Téléimages Nature, 2000.

34. Tobias Grey, Variety, 20.-26 juin 2005.

35. Philippe Mangeot, Les Cahiers du cinéma, mars 2005

36. Réf. Hubert Sauper, témoignage de l'auteur dans le bonus de l'édition DVD du film, MK2 édition, octobre 2005.

37. A la question des journalistes des Inrockuptibles, 2 mars 2005, «Pourquoi ne voit-on jamais les armes dans le film?», Sauper rétorque : «C'est une décision de montage. J'ai les images. Si vous voulez voir des armes, vous allumez CNN, vous en verrez tous les jours», propos recueillis par Jean-Marc Lalanne et Jade Lindgaard,

38. Propos repris par Brigitte Baudin, Le Figaro, 2 mars 2005.

39. Richard Norton-Taylor, The Guardian, 11 janvier 2001.

40. La Croix, 2 mars 2005.

41. Le Monde, 2 mars 2005.

42. On notera que le prix de vente des filets de perche du Nil a fortement augmenté. En trois ans, le prix au kilo a été multiplié par quatre : 2$ /kilo en 2003 contre 0,5 US$ en 2001, Tanzania Lake Victoria Environ-mental Management Project, Banque mondiale, rapport du 31 août 2004. Il est clair que la ressource piscicole étant un bien commun, l'augmentation du prix de vente aux acheteurs occidentaux a bénéficié à l'ensemble de la chaîne tanzanienne, donc aux pêcheurs, et non pas aux seules usines piscicultrices. L'envoyé du quotidien Libération le rapporte fort justement.

43. Hubert Sauper, propos recueillis par Marine Dumeurger et Cha-hine Benhadji, Routard.com, 21 mars 2005.

44. Anne-Cécile Robert, L'Afrique au secours de l'Occident, préface de Boubacar Boris Diop, les éditions de l'Atelier, Paris, 2004, p. 68.

45. La Tribune Desfossés, 2 mars 2005.

46. Hubert Sauper, propos recueillis par Marine Dumeurger et Cha-Inne Benhadji, ibiet.

47. Positif, mars 2005.

48. De Michael Dowse, voir «It's All Gone Pete Tong», in International Herald Tribune, 23-24 avril 2005.

49. Le Monde, 2 mars 2005.

50. Philippe Mangeot, Les Cahiers du cinéma, mars 2005.

51. Ecran Total, 22 juin 2005.

52. Parmi les très rares journalistes à interroger la réalité de l’équation entre les armes et le poisson, citons Peter Bradshaw, in The Guardia, 6 mai 2005

53. Ref. Hubert Sauper, témoignage de l'auteur dans le bonus de l'édition DVD, mk2 éditions, octobre 2005.

54. Cinéma et spiritualité, 13 mars 2005.

55. Denis Duclos, Valérie Jacq, Le Monde Diplomatique, mai 2005.

56. Oren Nataf, cinéaste, membre de l'ACID, site www.ccas.fr, 28 janvier 2005.

57. Thomas Ferenczi, Télérama, 4 mai 2005.

58. Le Monde, 7 septembre 2005.




La réponse de Hubert Sauper :

FILM DU CAUCHEMAR, YACHT CLUB DU BONHEUR

LETTRE À FRANÇOIS GARÇON

Monsieur,

Je vous écris d'un avion, un peu à l'étroit au milieu de trois cents passagers endormis, en route vers Santiago du Chili où je vais présenter mon film.Vous avez dû vous-même passer beaucoup de temps à écrire sur mon travail, c'est fort honorable. Dommage que le film ne vous ait pas touché au cœur. Suite à une proposition de la rédaction des Temps Modernes, et aussi pour les lecteurs de la revue et les spectateurs de mon film, je vais vous répondre en quelques mots.

Le succès du Cauchemar de Darwin serait dû selon vous à une incompréhension et à une naïveté généralisées et mondiales; il serait également la preuve d'une méconnaissance et d'un conformisme aberrants au sein de la communauté internationale des intellectuels qui se laissent berner (contrairement à vous-même) et qui applaudissent aveuglément l'œuvre truffée de mensonges d'un cinéaste charlatan – moi –, cinéaste malheureusement pourvu d'un dangereux talent. Je vous remercie.

Mwanza est, selon la description que vous en faites, une «grande ville moderne pleine de bâtiments en dur, avec un grand parc d'automobiles, une bourgeoisie industrieuse» et même avec un «superbe Yacht club et quelques beaux hôtels». Très bien. Dites-moi, votre grande ville moderne, comment l'avez-vous visitée? Sur le site web du gouvernement tanzanien?

Le Yacht club, les hôtels, etc., sont des choses positives qu'en tant que cinéaste manipulateur je refuserais, selon vous, de montrer. Vous allez même jusqu'à me faire des propositions de réalisation concrètes : j'aurais ainsi dû donner un panoramique aérien de la région de Mwanza, ensuite me filmer moi-même occupé à faire la fête avec mes amis africains, etc. Cela m'a fait beaucoup rire Monsieur. Vu votre ambition cinématographique évidente, je vous conseille de le faire, votre film. «Nouvelles Frontières» ou «Lonely Planet» pourraient s'y intéresser.

Il est fascinant de constater comment et à quel point notre vision de la vie est différente. Là où vous ne voyez, dans mon film, qu'une poubelle misérabiliste, curieusement, pour moi, les choses positives sont tout autres : les visages, les gestes et les regards, proches et ouverts, de mes amis, les «protagonistes» de ce film. Ou les tableaux de Jonathan qui peint des scènes de sa lutte d'avant, dans la rue, et qui nous montre comment maintenant il gagne sa vie par son art et s'occupe, avec une paternité toute naturelle, des enfants abandonnés ou orphelins, ayant été lui-même dans leur situation. Pour moi, il est aussi très positif que le chef-pilote ukrainien soit, malgré tout, un homme sensible et intelligent, et non un abruti raciste qui se fout des conséquences que peut entraîner son métier. Cette scène où Sergey le reconnaît est dure à encaisser, mais porte en soi un énorme espoir. Impressionnant, pour moi en tout cas, ce garçon, Msafiri, qui s'est fait arracher une jambe par une mine à la frontière rwandaise et qui garde une telle envie de vivre, de grandir, et qui rêve toujours de devenir «teacher». Le «cauchemar», c'est aussi le nôtre : l'idée que nous, et notre système économique, ne donnerons probablement pas à ce petit bonhomme la chance d'apprendre à lire. Raphaël, le gardien de nuit, raconte les horreurs des guerres en Afrique, mais il rayonne aussi d'une humanité que j'ai rarement rencontrée dans ma vie. Avec le maigre salaire que lui verse l'usine de poissons, Raphaël paie l'école à trois de ses enfants.

Mon film est loin d'être ce que vous cherchez, Monsieur, et surtout ne veut pas l'être. Le Cauchemar de Darwin n'est pas une expertise socio-économique, ni sur la Tanzanie, ni sur un «terrible poisson Carnivore», un méchant prédateur. Le Cauchemar de Darwin est le récit de quatre ans de vie, d'une réalité que j'ai vue et ressentie. Et même si on voit des abeilles sur la fenêtre, des pubs Coca-Cola, des poissons, des usines et des avions, mon film parle des êtres humains, enfants, hommes et femmes, que j'ai pu rencontrer et qui m'ont fasciné. C'est précisément cette fascination et cette proximité que les spectateurs ressentent au cinéma ainsi que des centaines de journalistes dans le monde (critiques de cinéma ou journalistes politiques, gens de droite ou de gauche, auxquels vous reprochez leur naïveté et leur absence de vigilance).

Vous, vous cherchez des preuves. Vous êtes vigilant. Vous parlez d'un parc automobile, de chiffres (totalement faux d'ailleurs, j'y reviendrai) et de statistiques, compilés grâce à vos talents d'économiste, vous parlez des poissons qui représentent une bénédiction pour la Tanzanie, des grands bâtiments en dur (absents à l'image), du commerce d'armes «probablement inexistant», des chiffres et des pourcentages sur le sida, mais vous ne parlez guère des êtres humains. Les humains n'existent pas dans votre critique.

Vous n'avez rien ressenti en voyant mon film, soit. Mais vous semblez, en plus, avoir de vrais problèmes auditifs – puisque vous entendez une voix off dans Le Cauchemar de Darwin alors qu'il n'y en a aucune. Je relève juste : «Fait capital, ces soi-disant arrivages d'armes ne sont jamais montrés. C'est la voix off, celle du réalisateur, qui nous le suggère de manière obsédante...»(?)

Manifestement énervé, vous finissez par classer mon film dans le genre «faux documentaire», et là, vous ne m'amusez plus du tout. Même poétique, même artistique peut-être, je suis très précis avec ce que je dis dans mes films et avec ce que j'y montre. Cher Monsieur, cette phrase me donne envie de conclure ici la réponse à votre article et de profiter plutôt de quelques heures de sommeil. Mais une telle définition de mon travail, publiée dans Les Temps Modernes, exige quelques précisions, notamment par respect pour la population qui vit autour des grands Lacs africains.

Le commerce intensif d'armes vers les pays pauvres est tout d'abord un fait connu et même «normal «d'une certaine manière, mais aussi «légal» ou «illégal» en fonction de la destination, zone de conflit ou zone paisible, en fonction du type d'armes, etc. Selon moi, ce trafic, qui dépasse tout ce que l'on peut imaginer, pillant les trésoreries des pays du Sud et détruisant leurs citoyens, est tout simplement criminel. Criminelle aussi sa banalisation, ou pire encore sa négation. J'ai vu des politiciens nier, à la télévision, l'existence de quelques centaines de milliers de réfugiés rwandais au Congo, or je venais de vivre parmi eux pendant des mois. Que faire avec ces gens qui mentent de la sorte? Et avec vous, Monsieur?

Ce que j'ai pu voir de l'intérieur des guerres civiles africaines a marqué ma mémoire d'une façon que j'aurais préféré éviter. Les images de Kisangani en 1997 ont donné naissance à un film, mais, là encore, non pas pour expliquer qui étaient les coupables dans cette guerre chaotique ou pour divulguer des statistiques concernant les victimes.

Pour parler des armes qui vous manquent à l'image... Même si ce film, et c'est très important, n'essaie nullement de prouver que les armes militaires arrivent dans la zone des grands Lacs, je vous promets que ce n'est pas par Air France ni par le Saint-Esprit que les milliers de tonnes d'armes arrivent en Afrique, mais par les avions-cargos privés, et très souvent ceux de l'ex-Union soviétique, ceux qu'on voit sur le tarmac de Mwanza. Non seulement je me suis trouvé assis de nombreuses fois sur des caisses en bois contenant des munitions dans les hangars et les avions – rien d'extraordinaire dans un tel contexte –, mais j'ai vécu aussi plusieurs mois dans les locaux mêmes d'une compagnie aérienne locale, Bazair, habitée par son seul propriétaire, Jakov Bar-On. Jakov transportait des fusils pour le gouvernement (de Mobutu) le jour et pour les rebelles (de Kabila) la nuit, et il en était fier. Le soir, dans le bureau de la compagnie, nous mangions des cuisses de porc et du manioc qu'il importait aussi avec ses vieux Andovers et Viscounts. Et cela n'avait vraiment rien d'une histoire à la James Bond. Il y avait des chargements de camions, un peu de paperasserie, une forte circulation de dollars en cash, des soldats pour la sécurité de la cargaison... Tout cela parfaitement semblable à une économie parmi tant d'autres – et ce n'est en effet rien d'autre. Plus tard, pendant le tournage du Cauchemar de Darwin, les avions bien plus lourds que j'ai pris à Ostende, Liège et Maastricht étaient également, pour la plupart, chargés d'équipements militaires mais aussi de frigos et de téléviseurs qu'on ne fabrique pas non plus en Ouganda ou à Bujumbura. Ces vols n'étaient pas nécessairement illégaux. Il s'agissait, selon les pilotes, de munitions pour le Front soutenant la démocratie du Burundi, un pays qui doit défendre sa paix intérieure, comme nous le savons.

Les transports d'armes seraient devenus «illégaux» si certaines caisses avaient été remplies, qui sait, de mines antipersonnel tchèques, par exemple, interdites par la Convention de Genève. Ou si le destinataire final avait été, comme c'est souvent le cas, un groupe rebelle ou paramilitaire posté dans les collines d'un de ces pays pauvres, ou dans un pays voisin, pauvre mais riche en matières premières – qui est ensuite forcé de commander plus de cartouches encore pour défendre, justement, l'ordre et la paix intérieure, etc.

Sandor et moi nous nous faisions accepter par les équipages qui, eux, ne faisaient que leur boulot de transporteur en toute légalité. Mais l'accès à bord des cargos était officiellement interdit aux passagers depuis le 11 septembre 2001 pour des «raisons» encore, de sécurité. Et donc c'est vrai que, pour passer les postes de police et de douane hollandais par exemple, les pilotes nous ont aidés à obtenir de faux papiers de dockers ou de mécaniciens. Mon titre : loadmaster de Libéria World Airways ; mon ami Sandor était board engineer. Lui et moi étions mieux coiffés et mieux habillés que d'habitude pour passer les douanes. Ça semble tout simple. C'était pourtant compliqué et très difficile... un travail de plusieurs années pour parvenir à connaître cet univers humain de l'intérieur.

Faire un film d'investigation aurait peut-être été possible. Mais ce n'est pas mon métier, l'investigation. Mon film fonctionne avec un langage, celui du documentaire d'auteur et de création que vous ne comprenez pas, Monsieur, et de mon côté, je comprends votre frustration. Je pourrais continuer et raconter de nombreuses anecdotes que vous seriez sans doute prompt à tourner en arguments de marketing cynique.

Certaines de vos phrases me stupéfient : «A clairement annoncer dans la bande-son [encore?] que les pilotes sont coupables d'aider à une transmission du sida, le réalisateur reprend à son compte les propos débiles du président Zambien Chilula et les délires franchement racistes d'un Mugabe...» Me voilà en bonne compagnie! Mais non, Monsieur, vous avez ici encore des problèmes d'audition. Le sida, par rapport aux aviateurs, n'était jamais un thème, ni dans l'image ni dans la bande-son. On voit les Ukrainiens avec des prostituées dans un bar, oui, et c'est la belle Elisabeth qui chante «Tanzania, Tanzania...». Vous l'avez entendue, cette chanson?

Mais le sida, ce n'est qu'une chose. Vous avez dû télécharger à partir d'Internet que 11 % des Tanzaniens souffrent de cette maladie. Peut-être. Vous avez raison quand vous dites que les dirigeants africains ont une lourde responsabilité dans cet état de choses. Mais dans les camps de pêcheurs de mon film, loin de leurs villages natals (et loin des pilotes...), les chiffres basculent. Le taux des infections par HIV s'élève à 80 ou 90 % de la population. A part cela, il y a une longue liste, «multiple choice», des façons de mourir en silence sur une île du lac Victoria : malaria, bien sûr, choiera, bilharziose, hépatite, etc. On peut aussi bêtement se noyer ou se faire déchiqueter par un crocodile, ça arrive aux pauvres gars qui contribuent, trop souvent au prix de leur vie, à la richesse des rayons de nos supermarchés. Et, je le répète, cette démonstration n'est pas réduite à l'économie d'un stupide poisson au fond de l'Afrique, on pourrait la faire aussi bien à travers le café, le coton, les bananes, les diamants, etc., au plus simple et au plus mortel, à travers le pétrole.

Ce que je voudrais vraiment exprimer avec mon travail, c'est que la catastrophe humaine liée à une certaine forme de mondialisation (celle du capital et des ressources) est telle qu'aucun récit, aucun rapport de l'ONU, et aucun reportage télévisé, n'est capable de la représenter. Cette catastrophe est humaine, non naturelle, et d'une ampleur inimaginable.

Le langage du cinéma peut, dans l'idéal, nous donner une piste pour pouvoir commencer à l'imaginer. Mais on ne comprendra jamais ce scandale humain à partir d'un bureau parisien, Monsieur. Ni d'ailleurs à partir des bureaux blancs et climatisés des fonctionnaires de la Banque mondiale ou de l'Union européenne à Nairobi.

Ce sont précisément ces cosmocrates qui produisent les statistiques que vous avez téléchargées. Après quatre ans passés à travailler sur ce sujet, je connais non seulement les chiffres, mais aussi les gens qui les produisent ainsi que leurs sources d'information.

Autour de Mwanza seule, il y avait onze usines de poissons, neuf cette année, et je les connais toutes ainsi que leurs propriétaires. Leur problème principal aujourd'hui n'est pas tant l'infrastructure, ni de trouver les moyens de transport jusqu'à leur marché européen. Leur problème, c'est surtout l'approvisionnement en matière première, en poissons donc. A l'heure actuelle, les usines se lancent dans une compétition sans merci pour les perches. Leur pouvoir d'achat est bien plus élevé que celui des riverains tanzaniens du lac, qui aimeraient bien nourrir leurs familles comme ils le faisaient autrefois. Vous effectuez dans votre bureau à Paris un «copier-coller» d'une statistique de la FAO à Rome, puis vous ajoutez quelques pourcentages et votre formule : «on déduira donc...» pour expliquer que les gens en Tanzanie ont bien assez à manger et ne sont pas spoliés de leurs ressources, comme mon film le ferait croire. Car, selon votre calcul d'écolier, «74 % de ce qui est péché au lac Victoria n'est pas exporté». Cela me coupe le souffle. Monsieur, vous n'êtes pas seulement un presque-réalisateur de film, mais aussi un presque-talent de conseiller économique... Je n'oublierai pas votre calcul du prix du kérosène d'un trajet Mwanza-Bruxelles pour un Iljouchine, ni votre raisonnement sur la rentabilité des frets de poissons ; selon votre analyse, il n'est «économiquement pas nécessaire d'importer des armes». Dommage que je vous aie pas connu plus tôt : je vous aurais invité à figurer dans mon documentaire. Il aurait suffi de vous laisser la parole pour obtenir un plan-séquence à la fois magnifiquement drôle et cauchemardesque.

Monsieur, je ne vous souhaite pas, avec vos «home made» statistiques en main, de rencontrer un père de famille, là-bas, avec ses quatre enfants aveuglés par le manque de protéines et sa fille mourante du sida. Ne lui racontez pas que les investissements étrangers apportent la richesse à son pays : car même un villageois du fond du Kenya sait que de cet argent, éventuellement produit dans son propre village, seules des miettes restent aux locaux ; il sait que cette richesse part grossir des comptes en Suisse ou remplir les poches des ministres dans la capitale, qui optent, eux, pour de nouvelles importations de matériel de défense. Ne racontez jamais non plus votre vision économique du monde à des mamans sans seins, avec leurs bébés aux ventres gonflés comme vous ne les connaissez, probablement, que par les photos de l'Unicef.

Prenez garde si vous voulez montrer un jour, avec votre caméra numérique sur un camion-poubelle de carcasses de poissons, ce qui vous semble d'une insignifiante facilité. Puis allez filmer dans cet endroit derrière les collines, où cinquante tonnes de têtes de poissons se décomposent au soleil, vous verrez alors à quel point c'est simple et comment les autochtones vous recevront à bras ouverts.

Mais entre nous : pour votre sécurité personnelle, Monsieur, je vous proposerais plutôt de rester sur la pelouse lisse de votre superbe Yacht club, de commander une bière fraîche, de la savourer à l'ombre – et surtout de vous taire.

Voilà, mon jumbo avec les trois cents endormis qui passe au-dessus du vert foncé de la forêt amazonienne ; en ce moment calme, je pense à mes amis de Mwanza et de Santiago du Chili qui m attendent, et je n'ai plus rien à vous dire.

Hubert Sauper

1er décembre 2005

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