En ces temps de crise économique et financière, il est de bon ton de pointer du doigt la “caste” des financiers et des banquiers, désignée responsable de la pagaille actuelle. Comme le montre le succès d’une certaine vidéo sur la création monétaire sur internet, certains fantasmes ce sont même réveillés (s’étaient-ils déjà endormis ?) : la finance contrôle le monde, l’économie réelle lui est subordonnée. Bref, c’est le retour du biais conspirationniste. La crise serait le fait de quelques acteurs, considérés, au choix, soit comme irresponsables, stupides ou cupides mais qui en tout état de cause ont trop de pouvoir. En fait, la crise est plutôt la conséquence du phénomène exactement inverse : l’incapacité totale des principaux acteurs financiers (les grands dirigeants, les actionnaires) à contrôler les actions des personnes qu’ils sont censés surveiller ou diriger.
La crise n’est pas liée au fait que le pouvoir est entre les mains des mauvaises personnes (les financiers, les grandes entreprises, les banques, Alan Greenspan, etc.) mais plutôt à une défaillance totale au niveau des relations principal-agent.
Une remarque sur la prétendue faillite de la relation principal-agent. C’est la thèse défendue par Chris Dillow ici et là.
Il y a un point commun entre un ménage surendetté et une banque. Une banque qui a très peu de fonds propres, et un ménage qui achète une maison sans apport personnel, ce sont des modes de financement similaires : très peu de capitaux propres et beaucoup d’endettement; en d’autres terme : un effet de levier important. Ceci est caractéristique de ce qu’on appelle une économie de dette.
L’explication de Chris Dillow consiste à dire que les banques sont mal gérées parce que leurs petits actionnaires morcelés les contrôlent mal. Ce serait un problème de gouvernance, un problème d’agence. Pour lui, l’agent (le management des banques) a pris des risques inconsidérés avec l’argent de ses actionnaires (sous-entendu : sans leur consentement).
Mais dans une économie de dette, la création monétaire incite tous les acteurs de l’économie à utiliser l’effet de levier chaque fois qu’ils le peuvent. La redistribution permanente des créanciers vers les emprunteurs fait que l’on a intérêt à être emprunteur. L’actionnaire est donc incité à prendre plus de risque; le ménage aussi. Ils sont partiellement déresponsabilisés, puisqu’en cas de succès ils “gagnent” un multiple de leur mise, alors qu’en cas d’échec ils ne perdent pas plus que leur mise. C’est exactement ainsi que le management des banques a agi, et il n’a pas trahi les intérêts de ses actionnaires.
Chris Dillow n’a pas tort quand il dit qu’il y a un problème de gouvernance et de propriété. Mais ce n’est pas la CAUSE des dérapages bancaires, puisqu’à mon avis les intérêts des actionnaires et du management étaient relativement bien alignés. Le mode de propriété actuel (fort levier) et la prise de risque excessive sont plutôt deux SYMPTOMES d’un même phénomène : la forte croissance monétaire qui a engendré une “économie de dette”.
Un autre symptôme de l’économie de dette est que l’on doit consacrer plus de temps à gérer son patrimoine et anticiper l’inflation, et moins de temps à des activités productives. Si on ne le fait pas soi-même, on peut le sous-traiter à une société spécialisée. Il n’est donc pas surprenant d’assister à une croissance aussi importante des sociétés de gestion de fonds, qui perçoivent des management fees élevés (cf. remarques d’Aglietta sur la finance hypertrophiée).
(P.S. si quelqu’un a une bonne référence sur la notion d’économie de dette, je suis preneur, merci! dédicace spéciale à éconoclaste-Alexandre )
Voici quelques autres symptômes d’une économie de dette qui me viennent à l’esprit :
- elle déresponsabilise les acteurs, car en cas de pertes, c’est le créancier (ou le contribuable) qui paie;
- elle est fragile, car au moindre choc l’effet domino propage l’onde de choc à beaucoup d’acteurs;
- elle menace les contrats privés, car lors d’une faillite c’est le liquidateur judiciaire qui solde les contrat, et la volonté initiale des parties cède la place au pouvoir judiciaire (ou exécutif…).
Real dit :
@ Gu Si Fang
votre explication via le concept d’economie de la dette me semble tres feconde. Une telle economie ne peut me semble t-il fonctionner durablement que si le taux de rendement des actifs est superieur au taux d’interet . Je me souviens de mes lectures dans une autre vie sur le taux d’interet naturel de Wicksell et des desordres en matiere de creation monetaire qui s’en suivaient lorsque le taux d’interet effectif passait sous le taux naturel. Les banques centrales ,en etant en grande partie responsables du niveau general des taux d’interet, jouent un role tres perturbateur. je ne sais pas si cette analyse a eu des developpements modernes mais son application a la crise actuelle est tres eclairante.
@ Real
Je n’ai lu que des commentaires sur Wicksell et pas la source, mais je sais que c’est lui qui a développé cette idée que la manipulation du taux d’intérêt monétaire était néfaste. Si le taux monétaire s’écarte du taux naturel, le signal “prix du temps” est bruité et les acteurs se trompent dans leurs calculs économiques.
La principale objection est celle des anticipations rationnelles. Tout le monde sait que les B.C. ont une politique monétaire expansionniste, et on peut donc se protéger en intégrant une prime d’inflation dans les contrats de prêt. Mais cette objection est insuffisante, car même si on essaie consciemment de hedger contre les décisions des B.C. il n’y a pas moyen de le faire parfaitement puisqu’elles sont discrétionnaires. On peut donc réduire les effets mais on ne peut jamais les annuler complètement. De plus, ce travail d’anticipation a un coût (les salaires des “Fed watchers” sont un exemple), il ne faut pas l’oublier!
Il y a un deuxième argument qui n’avait pas été vu par Wicksell. Avec une expansion monétaire constante et prévisible (par exemple 4% à la Friedman), tout le monde pourrait en théorie anticiper et se protéger parfaitement contre l’inflation. Mais même dans ce cas “idéal” il subsisterait un autre effet qui, lui, ne peut pas être éliminé. C’est ce qu’on appelle l’effet Cantillon ou effet d’injection : la création monétaire n’est pas distribuée de façon homogène (génie pour Hume, hélicoptère pour Friedman). Certains reçoivent la nouvelle monnaie en premier, et d’autres en dernier une fois qu’elle a passé de main en main. Or les premiers et les derniers n’ont pas les mêmes préférences, et il en résulte une distorsion de la demande, des variations de prix relatifs, ainsi qu’une redistribution de richesses opaque et aléatoire.
Au final, mon sentiment est que :
- les anticipations ne sont pas très bonnes : l’inflation constatée ex post a été généralement supérieure aux anticipations ex ante, et les acteurs économiques ne hedgent pas si bien que ça;
- les variations de prix relatifs conduisent entre autres à des hausses qui se transforment en bulles dans l’immobilier ou les commodités, ainsi qu’à des profits et des salaires très élevés dans la finance;
- à long terme, ceci n’est pas soutenable, d’autant que le levier augmente sans cesse (par définition) et que le secteur financier est de plus en plus fragile.
NB : J’emploie le terme “economie de dette” que j’ai du lire quelque part, parce qu’il me semble correspondre à ce qui est décrit. Je ne sais pas ce qu’il désigne habituellement. Si quelqu’un a une référence, merci de la partager!
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