30 janvier 2006

Qui veut gagner 183 millions ?

Pour le tirage d'Euro Millions du 3 février prochain, le jackpot estimé est de 183 millions d'euros.

Est-ce indécent ?

Essayons de comprendre de quoi il s'agit avant de porter un jugement. La Française des Jeux propose plusieurs jeux dont chacun est caractérisé par un rendement et et un risque donnés. Pour Euro Millions :

  • le rendement est de 50% puisque la Française des Jeux ne redistribue aux gagnants que la moitié des mises des joueurs,
  • le risque est élevé, puisqu'en moyenne 19% des mises sont affectées au(x) gagnant(s) de rang 1 et 31% aux gagnants des rangs 2 à 12.

La spécificité d'Euro Millions est donc sa répartition très inégale des gains, qui permet d'avoir ces fameuses cagnottes astronomiques. Cela provoque certaines réactions sur le caractère indécent du jackpot de Vendredi prochain.

Mais la réalité est plus subtile car la Française des Jeux propose de nombreux autres jeux, avec des profils différents. Je ne les ai pas étudiés en détail, mais il y a fort à parier – c’est le cas de le dire – qu'Euro Millions est le jeu qui présente le niveau de risque le plus élevé. Or c'est justement vers ce jeu que se tournent la plupart des joueurs, spontanément, alors qu'ils pourraient choisir un jeu moins risqué. Tout ce que l'on peut dire de cette cagnotte, c'est que les participants aux jeux de tirage ont une attirance pour le risque.

Je souhaite rappeler l'autre caractéristique de ce jeu, qui est que le montant redistribué aux gagnants ne représente que 50% des mises. Là le joueur n'a pas le choix, contrairement à ce qui touche au niveau de risque. Le prélèvement de 50% est en effet fixé par la loi et mis en oeuvre par la Française des Jeux dans le cadre d'un monopole légal. Une toute petite partie de ces 50% sert à financer les frais de la Française des Jeux, et le reste constitue un impôt « volontaire » puisque tous ceux qui le paient n'y sont pas obligés.

Si le monopole était retiré à la Française des Jeux, il se créerait immédiatement d'autres jeux de tirage privés ressemblant à Euro Millions, qui reverseraient nettement plus que 50% des mises aux joueurs, et il est probable que cela attirerait des joueurs supplémentaires. Serait-ce une bonne chose ? En tout cas, il serait naïf de croire que le système actuel « préserve » les Français du vice en laissant à une institution publique le monopole des jeux de tirage. Nous voyons en effet que les états ne peuvent pas résister à la tentation de maximiser cette recette fiscale politiquement indolore. Et pour ce faire, ils ont compris que les jeux à méga-cagnottes, ayant un niveau de risque élevé, sont ceux qui présentent le meilleur rendement.

Faut-il jouer ?

Le nombre de joueurs aux derniers tirages a cru régulièrement avec le montant du jackpot comme le montre le graphique suivant :







Rappelons de façon très schématique la règle de répartition des gains à Euro Millions pour comprendre comment le jackpot est calculé :

- 50% des mises du tour sont prélevées par la Française des Jeux ;

- 31% des mises du tour sont distribuées aux gagnants des rangs 2 à 12 du même tour ;

- si il y a un ou plusieurs gagnans au rang 1, il(s) remporte(nt) la cagnotte plus 11% des mises du tour ;

- sinon, ces 11% et la cagnotte constituent la cagnotte du tour suivant ;

- quoi qu’il arrive, les 8% restants sont affectés à la cagnotte du tour suivant.

Entre le 21 octobre 2005 et le 27 janvier 2006, il y a eu onze tirages sans gagnant au rang 1. En conséquence, la cagnotte initiale de 15 millions d’euros a été complétée à chaque tour et on arrive aujourd’hui à une cagnotte de 152 millions d’euros. Le jackpot affiché de 183 millions d'euros correspond à une estimation des gains – y compris la cagnotte – au cas où il y aurait un ou plusieurs gagnants de rang 1.

Il y a eu 115 millions de grilles jouées au dernier tirage, et l’attrait de la nouvelle cagnotte record va probablement augmenter encore ce chiffre. Faisons l’hypothèse qu’il y aura 140 millions de grilles jouées Vendredi prochain. La probabilité pour qu’il y ait un gagnant de rang 1 est de l’ordre de deux chances sur trois. Il est donc intéressant de regarder les deux scénarios.

Si il y a un ou plusieurs gagnants de rang 1, l’espérance de gain correspond au pourcentage des mises redistribuées au même tour plus l’espérance de gain de la cagnotte. Pour une grille à deux euros, cela donne :

- part des mises redistribuées aux gagnants des rangs 2 à 12 : 31% soit 0,62€

- part des mises redistribuées au(x) gagnant(s) de rang 1 : 11% soit 0,22€

- cagnotte : 152 millions d’euros / 140 millions de grilles = 1,09€

On voit donc que l’espérance de gain conditionnelle en cas de gagnant(s) au rang 1 est de 0,62 + 0,22 + 1,09 = 1,93€.

Si il n’y a pas de gagnant de rang 1, l’espérance de gain sera de 0,62€ seulement. Dans les deux cas, on voit que l’espérance de gain d’un ticket payé 2 euros reste inférieure à ce montant malgré l’immense cagnotte.

Notons que le règlement du jeu Euro Millions prévoit qu’il peut y avoir au maximum douze jeux successifs sans gagnant de rang 1. Au treizième jeu dans ce cas, les gains du rang 1 sont répartis entre les gagnants de rang 2 et la cagnotte n’est pas reportée une treizième fois. Cela se produira le 10 février si il n’y a pas de gagnant de rang 1 le 3 février.

28 janvier 2006

Film : Enron - The smartest guys in the room



Ken Lay était PhD en économie, et fut l’un des premiers à prôner la déreglementation des marchés de l’énergie, en particulier celui du gaz. Il contribua à la décision de Washington de mettre en œuvre la déreglementation de ces marchés afin d’accroître l’efficacité économique des Etats-Unis. Comme le résume Ronald Reagan dans un discours : « Government is not the solution to our problem. Government IS the problem. […] believe in the magic of the marketplace ».

Ken Lay fonda Enron en 1985. Avec son réseau de pipelines de distribution de gaz, Ken Lay pensa à juste titre qu’Enron profiterait de la décision gouvernementale de laisser le prix du gaz flotter au gré du marché. Ken Lay n’était pas tout seul. Quelques businessmen texans partagaient son désir de voir le gouvernement sortir du business de l’énergie. Ken Lay était très proche de George Bush senior, mais alors qu’il était gouverneur du Texas, George W. Bush n’hésita pas à décrocher son téléphone pour aider Ken Lay. Le film montre la très grande proximité qui existait entre la famille Bush et Ken Lay.

Déjà à cette époque – en 1986 –, Enron est impliquée dans un scandale financier. Deux de ses traders sur le marché du pétrole prennent des risques inconsidérés au nom d’Enron, générant d’immenses profits, et transfèrent illégalement de l’argent sur leurs comptes personnels, notamment une société au nom de « M. Yass » (my ass). Lorsque le board d’Enron est informé, Ken Lay ne prend aucune mesure, considérant que cette activité était la seule activité rentable de la société et qu’il ne pouvait pas tuer la poule aux œufs d’or. Ken Lay résume ceci dans un telex adressé au collaborateur concerné : « Please keep making us millions ». Ainsi encouragés, les traders ont spéculé de plus belle, jusqu’à ce que leur chance se retourne. Lorsque le scandale éclate, ils ont spéculé 90 millions de dollars en cinq jours et Enron évite la faillite de justesse.

Jeff Skilling est le deuxième personnage de cette histoire. Plutôt qu’une entreprise qui produit et transporte du gaz, Jeff Skilling est un visionnaire qui souhaite construire une bourse électronique de l’énergie. Transformer l’énergie en instruments financiers pouvant être échangés en Bourse comme des actions ou des obligations, pour créer une entreprise d’un type nouveau, telle était sa vision. Enron devient alors le principal acheteur et vendeur de gaz naturel en Amérique du Nord. Mais avant de rejoindre de rejoindre Enron, Jeff Skilling avait posé une condition : il avait exigé de pouvoir utiliser la technique comptable du « mark-to-market ». Sans rentrer dans les détails, cette pratique permet de comptabiliser des profits potentiels futurs dès le premier jour où l’investissement est fait. Cette technique est très subjective, et personne ne peut prouver que les profits potentiels sont réalisable. Mais dès lors que l’auditeur d’Enron, Arthur Anderse, approuve l’utilisation de cette pratique, cela permet à Enron d’afficher les bénéfices… qu’elle souhaite !

A la fin des années 1990, c’est l’irrésistible ascension en Bourse. Enron construit une centrale en Inde, décerne à Alan Greenspan le « Enron Prize for distinguished public service », et… fait son entrée sur le marché de l’électricité en rachetant Portland General Electric. Sa position dans l’Ouest américain donna à Enron un accès au marché californien de l’électricité, récemment déreglementé. Il faut voir la vidéo d’une convention d’entreprise au cours de laquelle les dirigeants d’Enron rigolent en disant à leurs cadres : « Devons nous investir tous nos 401K (plan d’épargne retraite privé pour les employés) en actions Enron ? Absolument ! Ha ! Ha ! ».

A cette époque, alors que le business d’Enron continue de perdre de l’argent, son action ne cesse de monter et les analystes financiers ne tarissent pas d’éloges à son sujet. Voyant l’envolée des startups .com, Enron décide début 2000 de se lancer dans le trading de la bande passante. Captiver Wall Street avec un nouveau projet, construire un marché de la bande passante « commoditisée » comme Enron l’a déjà fait pour l’énergie, telle est la nouvelle vision de Jeff Skilling. Le marché adore, l’action gagne 34% en deux jours ! La technologie ne marchait pas, et le contrat avec Blockbuster (boutiques de location de DVD) pour distribuer des vidéos par Internet tourne court, mais la magie du « mark-to-market » permet à Enron de comptabiliser 53 millions de dollars de résultat avant d’avoir réalisé le premier dollar de chiffre d’affaires. On sait aujourd’hui qu’à cette époque, Ken Lay avait vendu pour 300 millions de dollars de stocks options, et Jeff Skilling 200 millions. Et c’était avant qu’Enron ne lance un nouveau produit financier – les options météo – et n’affichent dans une nouvelle convention d’entreprise leur nouveau credo : from « The World’s leading energy company » to « The World’s leading company »…

C’est alors qu’entre en scène un troisième personnage, un lieutenant de Jeff Skilling du nom d’Andy Fastow, le Directeur Financier d’Enron. Son job était de masquer le fait qu’Enron était devenue une baudruche financière, et continuer d’afficher un résultat positif malgré que le cash flow soit négatif année après année. Sa technique : les financements structurés. Fastow créa des centaines de filiales afin de réaliser son tour de magie : faire rentrer du cash avec la complicité des banquiers d’affaire et dissimuler la dette derrière un écran de fumée. Le nom de ces filiales : Jedi, Raptor. N’oublions pas de préciser que Andy Fastow se servait au passage. A ce stade, tous les acteurs étaient liés dans une toile d’araignée tissée très fin : les auditeurs Arthur Andersen, le cabinet d’avocats d’Enron, la plupart des analystes financiers, les banquiers d’affaires. Tout est dit dans un email interne de l’une des institutions financières en question : « Enron loves these deals, they produce cash, but they don’t have to show the debt on the balance sheet ». Un des rares analystes à avoir soulevé le problème à cette époque fut « remercié » sous un faux prétexte par son employeur Morgan Stanley, lequel hérita simultanément de deux mandats de banque d’affaires pour Enron d’un montant de 50 millions de dollars.

Le 17 avril 2001, lors d’une conférence téléphonique donnée par Jeff Skilling aux analystes sur les résultats du premier trimestre, les premières fissures apparaissent. Un analyste déclare : « Vous êtes la seule institution financière qui ne peut pas produire un bilan ou une situation de trésorerie en même temps qu’un compte de résultat ». Et Jeff Skilling de répondre : « Vous, vous, vous… Euh… Merci beaucoup, nous apprécions cela… Trou du cul ! (asshole) ».

Mais la branche énergie d’Enron est au bord de la faillite, et c’est alors qu’un nouvel événement vient à la rescousse du groupe : ce miracle s’appelle la Californie. Début 2001, au milileu de l’hiver, des pannes d’électricité de plus en plus nombreuses se déclarent dans tout l’état. Cette crise conduit les commentateurs à penser que la consommation a explosé du fait des achats d’ordinateurs personnels et des guirlandes de Noël, et que la production locale et le délabrement des centrales ne suffisent plus à répondre à la demande. Pourtant, la capacité de production est largement suffisante, et la demande en hiver est nettement moins forte qu’en été où l’air conditionné tourne à fonds. Le gouverneur démocrate de la Californie, Gray Davis, se bat pour comprendre ce qui est en train de se passer. La réponse remonte aux lois de 1996 sur la déréglementation du marché de l’énergie que son prédécesseur a fait passer sous la pression des entreprises productrices. Ces lois sont d’une complexité inouïe, fruit d’un compromis politique entre les partisans de la réglementation et les avocats du marché libre.

A l’intérieur d’Enron, un trader – Tim Belden – est le spécialiste de cette loi et étudie toutes ses failles. Il les utilise pour élaborer au profit d’Enron des stratégies financières aux noms évocateurs tels que « Wheel out », « Get shorty », « Fat boy », « Death star », « Ricochet ». Les traders d’Enron se mettent ainsi à étudier toutes les combinaisons possibles pour déplacer l’électricité sur le réseau de l’Ouest des Etats-Unis dans le but de faire grimper le prix du Kw/h our forcer les producteurs à payer une taxe artificielle pour emprunter certaines artères du réseau de transport.

Mais une fois qu’on a mis le doit dans l’engrenage, il n’y a plus de limites… Le film nous livre alors des enregistrements audio de conversations entre ces traders et une centrale de production : « Salut, c’est David chez Enron. La demande d’électricité n’est pas très forte par ici. Si on ferme la centrale, peux-tu la remettre en marche dans 3 ou 4 heures ? », « Oui, pas de problème », « Pourquoi tu fermes pas, alors, c’est ok ? », « OK ». Et les centrales ferment « pour maintenance » de plus en plus souvent, tandis que le prix du Kw/h, habituellement autour de 50 dollars, fait des pointes au-dessus de 1000 dollars. Lors d’une autre conversation, entre le responsable d’une centrale et un trader d’Enron : « Les gars, je voudrais que vous soyiez un peu plus créatifs et trouviez une bonne raison de fermer la centrale », « Comme une fermeture forcée par exemple ? », « C’est ça ». Mais le clou du spectace arrive lorsque des feux de forêt se produisent près d’une ligne haute tension : « Qu’est-ce qui se passe ? », « Il y a un feu sous l’artère, on l’a dégradée de 4500 à 2100 (NB : sa capacité de transport a été réduite) », « Burn, baby, burn ! », « C’est magnifique ! ». On comprend en entendant ces témoignages accablant que les traders d’Enron sont le dernier personnage de l’histoire.

Mais l’histoire de l’électricité en Californie ne s’arrête pas là. George W. Bush a été élu président des Etats-Unis quelques mois plus tôt. Pendant toute la crise de l’énergie, le gouverneur démocrate de Californie Gray Davis fait appel au gouvernement férédal pour trouver une solution, mais le président George W. Bush répond qu’il ne peut rien faire sinon demander aux Californiens de se comporter en bons citoyens et de réduire leur consommation. Il fait des déclarations télévisées affirmant que « le contrôle des prix ne résoudra pas le problème ». Déstabilisé par la crise de l’énergie, Gray Davis fait l’objet d’une procédure politique exceptionnelle – le recall – qui conduira à sa destitution par referendum et à l’élection du républicain Arnold Schwartzennegger. De là à penser qu’il y avait convergence d’intérêt entre George W. Bush et son ami Ken Lay il n’y a qu’un pas…

Un jour cependant, la chute arrive, l’action s’effondre, Jeff Skilling démissionne brutalement d’Enron en août 2001. Tout s’enchaîne alors rapidement : la SEC (l’autorité des marchés financiers américaine) déclenche une enquête, le 23 octobre 2001 Arthur Anderse passe à la broyeuse plus d’une tonne de documents concernant Enron, tandis que Ken Lay continue de déclarer aux investisseurs comme aux salariés que « tout va bien ». Mais Enron dépose son bilan, et les salariés sont licenciés avec 30 minutes pour rassembler leurs affaires et quitter l’immeuble.

Un lignard de Portland General Electric qui a, toute sa vie durant, économisé sur son plan 401K, explique comment une fois converti en actions Enron, son plan est monté jusqu’à 348.000 dollars. Mais il est redescendu à 9 dollars… Entre-temps, ses actions ont été bloquées du fait de la procédure judiciaire, alors que Ken Lay et sa bande avaient pu vendre leurs actions à temps. Arthur Andersen, une entreprise centenaire leader mondial dans l’audit, a disparu dans ce naufrage. Et le spectateur de se poser la question : « Où doit-on chercher la responsabilité de cette catastrophe ? Dans l’essence du système capitaliste ou dans les failles des humains qui le font marcher ? Ceci pourrait-il se reproduire ? En avons-nous tiré toutes les conséquences ? »

On comprend maintenant pourquoi la devise d’Enron était : « Enron. Ask why »

25 janvier 2006

Livre : Pourquoi nos enfants... (3)

Des mondes distincts

Cherchant à comprendre pourquoi l’éducation des parents n’influence pas la personnalité des enfants, Judith Rich Harris cite plusieurs exemples où un comportement « appris » dans le contexte familial ne se transporte pas à l’extérieur. Serait-ce l’explication ?

On a vu qu’il n’y avait pas de lien entre l’ordre de naissance et la personnalité. Est-ce à dire que les aînés et les cadets ont la même personnalité ? Si l’on interroge les amis, les professeurs, ou si l’on effectue des mesures plus objectives telles que la fréquence des troubles psychologiques, la réponse est oui. Mais si l’on interroge les parents, ou les autres membres de la fratrie, il s’accordent le plus souvent pour dire que l’aîné est plus « responsable », et le cadet plus « créatif ». L’aîné et le cadet ont bien un comportement différent, mais uniquement lorsqu’ils sont en famille, et cela n’a aucune répercussion sur leur comportement à l’extérieur.

Un autre exemple est frappant : la plupart des sourds se marient entre eux, mais 90% des enfants qu’ils ont ont une audition normale. Aussi leurs parents ne les entendent pas pleurer, n’écoutent pas leurs babillages, n’encouragent pas leurs « papa » et « maman ». De plus, les parents sourds utilisent le langage des signes pour communiquer avec leurs enfants normaux. Pourtant, ces enfants n’en gardent aucune séquelle. A l’extérieur de la famille, ils apprennent à parler comme les autres enfants.

Ainsi, l’environnement familial n’aurait une influence que sur le comportement que nous adoptons lorsque nous sommes en famille. L’expérience montre qu’un enfant peut très bien être sage chez ses parents et turbulent à l’école ou chez ses grands-parents, être honnête à la maison et mentir ou tricher en classe, être dévalorisé par les remarques désobligeantes de ses parents à la maison et avoir une une situation prestigieuse auprès de ses camarades. Pas étonnant que tant de gens détestent rentrer dans leur famille pour les vacances !

« Eux » et « nous »

Quand on parle de la « personnalité » de quelqu’un, on pense généralement à son comportement en société, dans la vie de tous les jours. Il convient donc de rechercher ce qui influence ce comportement, puisque ce n’est pas l’environnement familial.

Le cerveau humain a plusieurs aptitudes remarquables :

  • les humains ont une capacité à imiter (bien plus développée que les primates) ;
  • un enfant de 3 ou 4 ans peuvent se faire une idée de ce qui se passe dans la tête de quelqu’un en observant la direction de son regard et l’expression de son visage ; il a déjà ce qu’on appelle une « théorie de l’esprit » qui lui permet d’imaginer ce que pense l’autre ; les autistes sont privés ou fortement handicapés de ce point de vue, alors que les victimes du syndrome de Williams, bien qu’ayant un QI très faible, se servent remarquablement bien du langage et peuvent jauger les intentions d’autrui.

Forts de leurs capacité d’observation et d’imitation, les enfants doivent se trouver un modèle qui façonnera leur personnalité dans le monde extérieur.

En 1954 paraissait Sa majesté des mouches, roman qui valut à son auteur William Golding le prix Nobel de littérature. Une vingtaine d’écoliers échouent sur une île déserte et sont livrés à eux-mêmes pendant plusieurs mois. Le groupe se scinde en deux camps qui se livrent une guerre fratricide, l’un symblisant la loi et l’ordre, et l’autre la sauvagerie et le chaos. La même année, une équipe de chercheurs de l’Oklahoma emmenait vingt-deux enfants de onze ans dans le parc national de Robbers Cave. Ils avaient été sélectionnés pour leurs similitudes : tous étaient des garçons blancs et protestants, au QI moyen ou légèrement supérieur à la moyenne, aucun ne portait de lunettes ni n’était particulièrement gros, et tous avaient le même accent de l’Oklahoma. Ils venaient tous d’écoles différentes et ne se connaissaient pas. Mais leurs « moniteurs » les répartirent en deux groupes de onze, et les menèrent à deux camps scouts voisins…

Les enfants se choisirent comme noms les « Aigles » et les « Crotales » respectivement. Les moniteurs avaient prévu d’organiser des rencontres sportives, mais les enfants allèrent plus vite que prévu : dès que les Crotales découvrirent la présence des Aigles à proximité, ils entreprirent de les « virer ». Pendant les matches de baseball, luttes à la corde et chasses au trésor qui furent organisés par la suite, les moniteurs furent aussi discrets que possible et purent constater que les rencontres se transformaient généralement en batailles rangées : insultes, drapeau du camp adverse brûlé, descente de nuit dans le bungalow adverse, et finalement coups de bâton et jets de pierres !

Lors de la dernière phase de l’expérience, les chercheurs voulaient provoquer un événement susceptible de souder le groupe. Ils annoncèrent que le système d’adduction d’eau du camp ne fonctionnait plus, et que des vandales extérieurs au camp l’avaient probablement saboté. Ils firent tomber en panne le camion dans une côte, si bien que les Crotales et les Aigles se mirent ensemble pour le pousser. A la fin de l’expérience, une trêve précaire avait remplacé l’état de guerre.

Cette expérience met en lumière une troisième activité constante de l’esprit humain :

  • étiqueter, ranger, diviser les gens et les objets en groupes (catégories).

La catégorisation accentue les différences entre les groupes humains tout en atténuant les différences à l’intérieur de chaque groupe. Par un phénomène d’assimilation, les membres d’un même groupe tendent à se ressembler de plus en plus avec le temps. Une personne peut appartenir à plusieurs groupes, et son comportement dépendra du groupe auquel elle s’identifie à un moment donné. Ainsi, selon le contexte, un groupe sera plus saillant que les autres ce qui modifiera le comportement de la personne.

Grâce à la scolarité obligatoire, les enfants d’aujourd’hui disposent de groupes d’êtres qui leur ressemblent : leurs camarades de classe. En famille, les groupes saillants seront celui des parents et celui des enfants, mais à l’école la principale séparation se fera entre garçons et filles et des sous-groupes peuvent se créer selon la taille de la classe et de l’école. C’est pourquoi Judith Rich Harris a appelé sa théorie la « théorie de la socialisation par le groupe ». Il s’agit d’une hypothèse qu’elle propose pour remplacer le primat de l’éducation parentale.

Les différents âges

A un an, un bébé est incapable de jouer avec un autre bébé de son âge. A deux ans, sa capacité d’imitation est déjà développée et permet des jeux très amusants : courir en rond autour d’une table, ou bien je fais un truc idiot et tu fais pareil. A deux ans et demi les enfants peuvent se servir des mots pour coordonner leurs jeux, et à trois ans ils savent jouer à « papa et maman » et jouer des rôles dans un scénario de jeu.

Il faut quelques mois à un bébé humain pour connaître sa mère. Vers trois ans en moyenne, il commence à acquérir de l’indépendance et peut rester un certain temps éloigné d’elle. Pendant cet intervalle, si sa mère a su le rassurer, l’enfant s’attendra à trouver en elle une source de réconfort en cas de difficulté. Cependant il n’aura pas la même attente vis-à-vis des autres personnes.

En revanche, l’absence d’attachement précoce et de liens affectifs durables avant quatre ans semble avoir des répercussions. Ainsi, les enfants qui ont grandi dans un orphelinat « à l’ancienne » où l’on décourageait ces attachements éprouvent-ils par la suite des difficultés pour éprouver des sentiments profonds et se faire des amis, et ce malgré de bonnes compétences sociales et un grand nombre de « copains ». Judith Rich Harris propose donc l’idée que notre cerveau dispose de deux parties distinctes dont l’une gère les relations avec une personne (relations « dyadiques »), et l’autre les relations de groupe. La première serait prête à fonctionner dès la naissance et se développerait avant quatre ans, tandis que la deuxième mettrait un certain temps à se structurer.

Allant dans le même sens, des chercheurs ont étudié les effets à long terme de l’amitié et de l’appartenance à un groupe à l’école primaire. Ils ont établi que l’acceptation ou le rejet par un groupe avait eu des effets sur « l’adaptation globale des adultes à la situation vécue », mais ils n’ont découvert aucun lien significatif avec le fait d’avoir eu ou non un ami.

Au cours de l’enfance, le groupe le plus important est celui du sexe. Dès trois ans, on s’identifie comme « garçon » ou « fille » et on préfère jouer avec les enfants du même sexe. A cinq ans, la ségrégation est presque totale. Tous les efforts des parents pour offrir des camions à leur fille et une maison de poupées à leur fils, et leur tenir des discours sur l’égalité des sexes, n’empêchent pas les enfants de déclarer qu’ils ne peuvent pas jouer avec les « autres ».

Vers dix ans, la couleur de la peau prend de l’importance, mais pas autant que le sexe. Dans les collèges « multicolores », il est rare qu’un enfant noir s’asseye à côté d’un enfant blanc pour déjeuner, mais il est encore plus rare qu’il s’asseye à côté d’un enfant de l’autre sexe. Pourtant, cela n’empêche pas certains enfants d’être attirés par un membre du sexe opposé, voire même d’avoir un « amoureux ». Mais ils ne voudront pas être vu en sa compagnie par les autres membres de leur groupe.

Les aspects les plus élaborés de l’esprit de groupe n’apparaissent qu’au milieu de l’enfance, entre sept et onze ans. Ils font apparaître deux phénomènes opposés : on adopte les normes du groupe pour ressembler à ses pairs (assimilation), tout en se comparant à eux et en essayant de d’être remarquable au sein du groupe (différenciation). C’est ainsi qu’à cette période entre sept et onze ans les enfants apprennent à se connaître, à évaluer leur force, leur pouvoir de séduction, leur rapidité, leur intelligence, en se comparant aux autres membres du groupe qui leur sert de référence. Lorsqu’un enfant n’est pas le plus grand ni le plus beau, il lui reste toujours des niches à exploiter, telles que celle du « clown » par exemple. On arrive ainsi au résultat – qui ne surprendra personne – que si un enfant change de bande et rejoint un groupe de bons élèves, ses notes s’amélioreront.

Ici je remarque au passage que Judith Rich Harris reconnaît elle-même les limites de sa théorie : « […] les psychologues et les sociologues ne se sont jamais vraiment penchés sur ces différences. Aussi les preuves dont je dispose pour étayer ma théorie sont-elles essentiellement anecdotiques. » Ainsi, ces parents Anglais vivant à Rome voient leurs enfants acquérir la langue, l’accent et la culture locale, et ce malgré leurs efforts pour parler anglais à la maison. La transmission culturelle dans ce cas ne se fait ni par l’éducation parentale ni par l’imitation des parents par les enfants. Des enfants d’origines très diverses arrivés à Hawaii à la fin du 19ème siècle ont commencé à parler entre eux une nouvelle langue qui allait devenir le créole, avec une syntaxe et toutes les nuances nécessaires pour transmettre des idées complexes, malgré que leurs parents communiquaient avec un sabir formé de mots empruntés au chinois, au japonais, au portugais et à l’espagnol.

23 janvier 2006

Livre : Pourquoi nos enfants... (2)

Le primat de l’éducation parentale

Le père de l’hypothèse du primat de l’éducation parentale est Sigmund Freud, puisque sa théorie psychanalytique prétend que notre personnalité se construit par référence aux parents. Le complexe d’Œdipe (un fils éprouve du désir sexuel pour sa mère) et le surmoi (le même fils construisant une image idéale de ce qu’il souhaiterait être en prenant son père pour modèle) sont les exemples les plus connus.

Par la suite, les comportementalistes ont assez largement rejeté la théorie psychanalytique. Pourtant, Watson a emboîté le pas de Freud en ce qui concerne le primat de l’éducation parentale. Il prodiguait aux parents des conseils tels que laisser les enfants seuls et éviter les démonstrations de tendresse pour les rendre indépendants et courageux.

Enfin, chacun de nous est un psychologue qui s’ignore, et nous avons pu constater des coïncidences troublantes telles que : les parents bien dans leur peau ont des enfants qui vont bien. Ceci nous conduit à penser qu’il y a un lien de cause à effet et qu’en se conduisant bien avec son enfant on améliore ses chances de bien se développer.

Mais nous avons également des expériences contradictoires : ces amis Anglais qui ne parlent que l’anglais à la maison et français avec un fort accent à l’extérieur, et dont les enfants parlent parfaitement français, sans accent, et sont nettement moins à l’aise dans la langue de leurs parents. D’où vient l’erreur ?

Les preuves à l’épreuve

De nombreuses études scientifiques ont été menées, qui ont « prouvé » l’hypothèse du primat de l’éducation parentale. Il est intéressant de s’arrêter un instant sur les méthodes utilisées dans ces études. Elles reposent sur la recherche de corrélations – terme statistique qui signifie que lorsque l’on mesure deux paramètres on peut déterminer si ils évoluent indépendamment l’un de l’autre, ou l’un avec l’autre. Avec toutes les difficultés que cela présente, la méthode consiste donc à mesurer le comportement et la personnalité des parents (bien dans leur peau, affecteux) sur une échelle de 1 à 10, à faire de même pour les enfants, et à voir si il y a un « lien ».

Toutes ces études montrent une corrélation assez importante. Et les psychologues de s’empresser de conclure « Vous voyez, un enfant qui a des parents qui ont eu le bon comportement a plus de chances d’être équilibré ; c’est dont qu’il doit être équilibré parce que ses parents l’ont bien éduqué ». C’est un très mauvais raisonnement.

1ère erreur

D’une part, la corrélation peut très bien être dûe aux gênes : un enfant ressemble à ses parents, dont un enfant pourrait être équilibré parce que ses parents ont cette personnalité et lui ont transmis les gênes correspondants. C’est possible, mais comment le savoir ? Il existe une manière : en étudiant des jumeaux. En comparant la personnalité de deux enfants élevés dans la même famille, on fixe plus ou moins le paramètre correspondant à l’environnement. En étudiant ce qu’il en est pour des vrais jumeaux, des faux jumeaux, des frères et sœurs, et des enfants sans lien de parenté, on fait varier l’autre paramètre qui est le degré de similitude génétique des deux enfants.

Les méthodes statistiques (corrélation et variance) permettent alors de déterminer quelle part des différences de personnalité est dûe aux gênes et quelle part est dûe à l’environnement. On estime que pour la plupart des traits de personnalité – aggressivité, timidité, méticulosité, religiosité, névrose, QI, etc. – l’inné et l’acquis expliquent chacun 40 à 50% des variations observées. Ce résultat s’est d’abord heurté à de fortes résistances de la part des comportementalistes et des psychanalystes, mais ils sont à présent bien établis et admis.

2ème erreur

Même si il y avait un lien de cause à effet entre éducation parentale et personnalité de l’enfant, qui nous dit qu’il va des parents vers l’enfant ? Si je reprends la phrase ci-dessus et que j’inverse les termes, cela donne : « ses parents ont bien éduqué cet enfant parce qu’il est équilibré ». Cela vous paraît absurde ? Il est pourtant évident que la personnalité d’un enfant a des effets sur le comportement de ses parents : un bébé souriant et mignon appelle l’affection et rassure les parents.

3ème erreur

Pour mesurer la personnalité, la plupart des études consistent à demander aux parents comment l’enfant se comporte. On part du principe que l’enfant a une seule personnalité, qu’il emporte avec lui partout comme un sac à dos. Quelques études ont comparé les réponses données par les parents à celles données par les maîtresses. Elles sont très instructives : il y a de très gros écarts entre la personnalité au domicile et à l’école, comme si l’enfant avait deux personnalités !

4ème erreur

Les études en question partent souvent du principe qu’il n’y a pas de lien entre inné et acquis. Un enfant peut évoluer dans n’importe quel type d’environnement, indépendamment des gênes dont il a hérité. Mais comme nous l’avons déjà évoqué dans la 2ème erreur, les gênes de l’enfant peuvent influencer le comportement de son entourage. Aussi, l’environnement est en réalité une variable liée aux gênes, et non indépendante de ceux-ci. On appellera ce phénomène les effets indirects des gênes.

5ème erreur

Si un facteur A est corrélé à un facteur B, il se peut qu’il n’y ait aucun lien de causalité, ni de A vers B ni de B vers A, mais un facteur causal « caché » C qui explique simultanément A et B. Comme C est caché et que notre esprit a absolument besoin de voir une « raison » dans le fait que A et B sont liés, il est plus facile de penser que A implique B ou l’inverse.

Quelques exemples pour vous montrer où je veux en venir

Si le primat de l’éducation parentale était vrai, …

…deux vrais jumeaux élevés sous le même toit devraient avoir des personnalités très semblables, or la corrélation dans ce cas n’est que de 50% ;

…des enfants élevés sous le même toit devraient se ressembler plus que des enfants élevés dans des familles différentes, or il n’y a pas de corrélation autre que celle dûe aux gênes ;

…des enfants adoptifs élevés sous le même toit devraient présenter des similitudes de QI, or la corrélation est proche de zéro ;

etc.

Confrontés à ces « difficultés », les chercheurs ne se sont pas démontés et ont cherché des explications. La première qui vient à l’esprit est que les parents se comportent différemment avec chaque enfant. Les études ne mesurant que le comportement « en moyenne » des parents, il est normal qu’elles ne puissent établir un lien avec la personnalité des enfants. Pour cela il aurait fallu être capable de mesurer le comportement qu’ont les parents avec chaque enfant pris séparément. Plusieurs tentatives ont donc été faites pour sauver la théorie du primat de l’éducation parentale :

1ère tentative

Il fallait trouver une situation où l’on peut prévoir que les parents se comporteront différemment avec leurs enfants, indépendamment des facteurs héréditaires. Cette situation existe, et elle a été étudiée en profondeur : c’est l’ordre de naissance. Les aînés et les cadet n’ont en effet pas le même environnement : le premier jouit pendant un certain temps d’une situation d’enfant unique que l’autre ne connaît jamais, le dernier profite de l’expérience acquise par ses parents. De plus, les parents prodiguent plus d’affection au « petit dernier » qu’aux aînés de la fratrie, n’en déplaise à certains. Et pourtant, les études titanesques réalisées sur l’ordre de naissance ont totalement réfuté l’idée que l’ordre de naissance avait une influence sur la personnalité.

Autres tentatives

Si les parents ont une influence sur les enfants, l’absence d’un parent ou des parents « différents » doit en avoir aussi, et ceci pour tous les membres de la fratrie. Aujourd’hui les mères travaillent quelle que soit leur condition sociale ; pourtant, il est à peu près impossible de distinguer les enfants dont la mère travaille de la minorité dont la mère est au foyer. Les enfants de familles « non conventionnelles », par exemple celles dont les parents sont hippies, sont aussi intelligents, en bonne santé et aussi bien adaptés que ceux des familles plus traditionnelles. Les enfants obtenus par fécondation in vitro par des parents qui les ont ardemment désirés puis choyés ne sont pas différents des autres enfants. Les enfants uniques ne sont pas différents des enfants ayant des frères et sœurs. De même pour les enfants élevés par un couple homosexuel.

Bref, on n’a jamais pu démontrer que l’éducation parentale a le moindre effet, malgré les efforts héroïques qui ont été entrepris à cette fin !

Livre : Pourquoi nos enfants deviennent ce qu'ils sont, de Judith Rich Harris



Lorsqu’un parent s’interroge sur l’éducation de ses enfants, il essaie généralement d’éviter deux écueils : l’excès de sévérité et l’excès de laxisme. Jamais l’idée ne l’effleure que ce choix pourrait n’avoir aucune conséquence. Lorsqu’un adulte traverse une période de déprime et songe à son enfance, il se souvient de telle ou telle difficulté qu’il a rencontrée avec ses parents et qui lui laisse encore un goût amer. Alors que ses souvenirs de famille sont gravés à jamais dans sa mémoire et ressurgissent à la première sollicitation, jamais il n’imaginerait qu’ils ne sont pour rien dans son passage à vide.

Dans le débat sur l’inné et l’acquis, la question a été pendant longtemps de savoir si notre personnalité était inscrite dans nos gênes ou au contraire forgée par notre environnement. Aujourd’hui, alors que de nombreuses études ont été faites dans ce domaine, on ne surprendra personne en affirmant que la génétique est responsable de 40% à 50% de notre personnalité, que l’on qualifiera d’innée. Tout le mondre s’attend à ce que l’autre moitié provienne de notre environnement, c’est-à-dire de l’éducation de nos parents.

Or ce que Judith Rich Harris démontre c’est que l’éducation des parents a très peu, voire aucune, influence sur la personnalité des enfants. Quand elle parle d’éducation elle englobe tous les types de comportements que les parents peuvent avoir à l’égard de leur progéniture : laxisme, sévérité, encouragements, affection, châtiments corporels, colères, jeux éducatifs, lecture de livres, divorce, monoparentalité, préférence pour le « petit dernier », etc. à l’exclusion des maltraitances gravissimes.

Ces différentes attitudes de la part des parents, qui pour des raisons culturelles nous semblaient déterminantes pour l’évolution des enfants, n’ont en réalité aucune conséquence sur leur personnalité en-dehors du cercle familial. Elles n’expliquent qu’une part négligeable des différences de personnalité une fois qu’on a retiré les variations dûes aux gênes. En d’autres termes, la part du comportement d’un enfant qui est acquise ne provient pas de ses parents.

Pour combler le vide ainsi créé, Judith Rich Harris propose une nouvelle théorie, selon laquelle nous acquérons notre personnalité au cours de l’enfance en imitant notre groupe de pairs, c’est-à-dire les enfants dont nous nous considérons comme proche et auxquels nous nous comparons. Ces groupes sont très variables selon le milieu dans lequel nous évoluons, la taille des écoles, le milieu urbain ou rural, la diversité des origines ethniques. Mais ce qui est plus étonnant c’est que les groupes de pairs se différencient les uns par rapport aux autres même lorsque le milieu social semble a priori homogène. Ils recréent ainsi de la diversité dans un environnement a priori non diversifié.

Par une analyse rigoureuse, Judith Rich Harris commence par pointer du doigt les erreurs méthodologiques et les présupposés qui ont conduit des chercheurs à systématiquement démontrer le résultat que nous voulions jusque là trouver en dépit du bon sens : le primat de l’éducation parentale. Ne retombant pas dans le même piège, elle ouvre le champ aux expériences qu’il faudra encore mener afin de valider sa théorie.

Elle a publié son article de référence en 1995 et a été primée, deux ans plus tard, par l’American Psychology Association.

14 janvier 2006

Livre : Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens par R.Joule



Des études montrent qu’il est très difficile de prévoir le comportement d’une personne en fonction de ses comportements antérieurs, de ses attitudes et de sa personnalité. Le comportement dépend beaucoup plus des éléments spécifiques à la situation. Un tel sujet nous touche car nous attachons beaucoup d’importance au processus de décision et à notre libre-arbitre. Pourtant, force est de constater que nos décisions peuvent être altérées par de petites expériences qui peuvent être utilisées aussi bien par des individus – on parlera alors de manipulation –, que par des sociétés – on parlera alors de marketing !

Bien qu’il semble sulfureux, le sujet de la manipulation est étudié par de nombreux spécialistes avec une démarche scientifique incontestable. C’est ce qui fait tout son intérêt. Au final, cela nous apprend une dure vérité : puisque nos décisions sont aussi dépendantes du contexte, on doit en conclure que nos actes ne sont pas toujours rationnels ! C’est un sujet à creuser en microéconomie sans aucun doute…

Le premier effet mis en évidence est ce qu’on appelle « l’effet de gel ».

Nous avons tendance à adhérer à nos décisions et comportements, non aux raisons – bonnes ou mauvaises – qui nous y ont conduit. Exemple des étudiants en MBA à qui l’on demande de financer une des deux filiales A ou B d’un groupe et refinancent généralement la même deux fois de suite même si elle a échoué une fois. En revanche, si la décision initiale émanait d’un tiers ils n’y adhèrent pas, quelles qu’aient été les raisons.

Cet effet est mis en évidence par l’expérience de la dépense gâchée : plus on a investi dans un comportement (notion de coût) plus on aura tendance à s’y tenir. Exemple des étudiants qui ont acheté deux séjours au ski, l’un à $50 l’autre à $100. On leur annonce que ces deux séjours ont lieu le même week-end, on leur décrit les caractéristiques de chaque séjour et ils doivent choisir. Même si le premier est manifestement plus attractif, ils choisiront majoritairement le deuxième.

Le piège abscons est un processus similaire, dans lequel un individu s’entête dans un comportement qui a pourtant un coût élevé. Pour être efficace, le piège abscons suppose qu’une décision soit nécessaire pour en sortir (facilité de ne pas décider) et qu’une limite à l’investissement maximal n’ait pas été décidée à l’avance. Exemple de la psychanalyse. Résumé : « J’ai déjà trop investi pour abandonner ».

On appellera escalade d’engagement ces comportements, qui peuvent parfois conduire à un comportement de plus en plus problématique qui consiste à ne pas revenir sur une décision que l’on a prise. Cela peut s’expliquer par un besoin qu’a l’individu de rationaliser sa première décision.

Les techniques de manipulation

Les techniques de manipulation ne procèdent donc pas de la persuasion, mais consistent à provoquer dans un premier temps un comportement relativement facile à obtenir mais qui augmente la probabilité d’obtenir dans un deuxième temps le comportement désiré.

Le premier comportement peut par exemple être une décision d’amorçage. Pour obtenir la décision d’amorçage, les manipulateurs peuvent recourir à un leurre, c’est-à-dire annoncer des avantages ou masquer des inconvénients. On révèle l’information à l’individu manipulé juste avant la décision finale. Il prend en réalité deux décisions : la première d’opter pour un comportement, et la deuxième – avec une forte probabilité – de s’y tenir une fois révélée la « mauvaise nouvelle ». Exemples : les chaussures vendues en soldes ne sont pas disponibles dans la bonne pointure mais on achète quand même sans soldes, le canapé est vendu en promotion avec une lampe mais la promotion terminée et on l’achète sans la lampe, etc.

Ces considérations sont traduites dans la théorie de l’engagement. Elle repose sur deux principes : seuls les actes nous engagent, et on peut être engagé à différents degrés par ses actes selon les circonstances, le lien n’étant donc pas automatique. Les éléments qui renforcent le caractère engageant d’un acte sont :

- son caractère public,

- sa répétition,

- son irrévocabilité,

- son coût,

- le sentiment de liberté de l’individu qui le réalise (ainsi une décision prise sous la menace ou dans la perspective d’une récompense importante sera très peu engageante).

L’engagement d’un individu correspond au degré auquel il peut s’assimiler à son propre acte : il doit rendre des comptes, il ne peut nier son acte, il ne peut trouver de raisons de son acte au-dehors de lui-même, il en est personnellement responsable, etc. Une manière de renforcer l’engagement est donc de pratiquer un étiquetage, en disant à l’individu manipulé qu’il est « quelqu’un de … » c’est pourquoi il prend la bonne décision : « ce canapé est superbe, on voit que vous avez bon goût ! ».

On distingue les actes problématiques – qui sont contraires aux convictions et comportement antérieurs de l’individu, ou socialement répréhensibles – des actes non problématiques. L’engagement dans un acte non problématique a pour effet de rendre le comportement plus résistant au changement, tandis que l’engagement dans un comportement problèmatique a pour effet de modifier les idées dans le but de le rationaliser. Exemples des étudiants à qui l’on demande de rédiger un court texte sur les avantages de la cogestion dans l’université (non problèmatique car ils adhèrent en majorité) : certains ont été peu rémunérés pour rédiger ce texte – et sont donc fortement engagés ; ils ont des réactions plus violentes lorsqu’on leur soumet ensuite un texte de propagande anti-cogestion.

Explication cognitive : l’engagement dans un acte organiserait les éléments cognitifs qui lui sont liés autour de cet acte, ou pourrait faciliter l’accès du cerveau à ces éléments.

La soumission librement consentie : exemple où l’on demande à un consultant de dispenser aux contremaîtres une formation sur un projet d’entreprise. Le consultant fait appel aux « volontaires », et leur demande de « suggérer » les sujets qui seront traités pendant la formation. En procédant ainsi, la quasi-totalité des contremaîtres participeront à la formation (difficulté de refuser) et ils connaissent déjà le projet d’entreprise et suggéreront les « bons » sujets. Mais en les laissant « décider librement » le consultant les engage et accroît l’efficacité de la formation.

Le pied-dans-la-porte : on obtient des individus un comportement peu coûteux (répondre par téléphone à quelques questions sur leurs habitudes de consommation) afin de leur extorquer plus facilement un comportement coûteux (laisser une équipe de 5 enquêteurs venir fouiller le domicile d’une ménagère pendant 2 heures afin d’étudier ses habitudes de consommation). Le PDLP peut être explicite comme dans l’exemple ci-dessus, ou implicite comme dans l’exemple où un comportement altruiste provoqué (surveiller un caddie 3 minutes pour chercher un portefeuille perdu) incite l’individu à avoir un comportement altruiste spontané qu’il n’aurait pas eu sinon (ramasser un autre portefeuille tombé).

Pour être efficace, un bon PDLP doit :

- avoir un coût moyen (trop faible il serait peu engageant, trop fort il serait rejeté),

- avoir un délai maximum de 7 à 10 jours entre les deux étapes,

- avoir en première étapé une décision engageante (l’acte effectif n’apporte rien),

- avoir deux étapes qui se situent dans un même registre d’actions,

- être renforcé par un langage qui permet à l’individu d’identifier son comportement préparatoire (« c’est bien de rencontrer quelqu’un qui se mobilise pour de bonnes causes ! »),

- ne mettre en jeu que des comportements peu coûteux dans le cas de la demande implicite.

La crainte-puis-soulagement consiste à provoquer une frayeur suivie d’un soulagement immédiat. On constate que, une fois placés dans cette situation de « bonne humeur » artificielle, nous sommes beaucoup plus prompts à accepter toutes sortes de sollicitations. Exemple de la pub ressemblant à un PV sur le pare-brise d’une automobile (ou faux coup de sifflet d’un policier) : après avoir constaté qu’il ne s’agissait pas d’un PV, l’automobiliste est soulagé et accepte 2 fois plus souvent de répondre à un sondage lorsque l’enquêtrice l’aborde !

La porte-au-nez : on obtient d’abord un refus en présentant à un individu une demande exorbitante, afin de mieux lui extorquer ensuite un accord sur un comportement moins coûteux.

Pour être efficace, la PAN doit :

- mettre en jeu une première requête très coûteuse (si elle est rejetée, mais insuffisamment coûteuse, l’effet est moindre),

- mettre en jeu dans les deux étapes des comportements qui ne diffèrent que par leur coût,

- se dérouler dans un intervalle de temps court (une journée maximum),

- porter de préférence sur une « noble cause ».

La PAN est actuellement mal expliquée, et peut sembler en contradiction avec le PDLP dans lequel c’est l’engagement initial qui facilite le comportement final. Les explications possibles reposent sur la norme sociale des concessions réciproques, sur la diminution du coût apparent du deuxième comportement, ou sur la présentation de l’individu de qui émane la requête. La PAN se distingue également du PDLP par ses effets de coutes durée : 24 heures maximum pour la PAN contre 7 à 10 jours pour le PDLP !

Le pied-dans-la-mémoire est utile dans les situations d’éducation pour les enfants comme pour des citoyens que nous sommes (tri des déchets, économies d’eau). Il consiste à demander à l’individu de se remémorer ses souvenirs (« qu’avez-vous fait des emballages de vos cadeaux de Noël ? ») pour graver plus efficacement le comportement souhaité dans sa mémoire (mettre les emballages dans la poubelle verte). Ce qui est frappant ici, c’est que ce type de technique est beaucoup plus efficace que la démarche consistant à argumenter et convaincre son interlocuteur de l’importance de l’environnement.

La manipulation à l’usage des mendiants

Pour conclure, voici une petite expérience qui a montré qu’un mendiant pouvait multiplier ses gains par un facteur considérable à condition de se livrer à une manipulation bien choisie :

1) Toucher le bras de la personne 1 à 2 secondes car cela augmente considérablement la probabilité qu’elle accepte une sollicitation

2) L’engager par une demande peu coûteuse à laquelle tout le monde répondra favorablement (« auriez-vous l’heure s’il vous plaît ? »)

3) L’étiqueter par un « Vous êtes vraiment très aimable ! »

4) Lui présenter enfin la requête « J’ai besoin d’un peu de monnaie, pourriez-vous me dépanner ? »

10 janvier 2006

Livre : Traitement psychanalytique du bébé avec ses parents



Extraits de « Traitement psychanalytique du bébé avec ses parents » publié par le Centre Alfred Binet, où travaille le docteur Françoise Moggio. J’ai retenu dans l’introduction rédigée par la directrice du centre, ainsi que dans l’article du Docteur Moggio, quelques phrases qui me semblent représentatives de la théorie psychanalytique, en toute subjectivité.

Introduction

Un évitement du regard chez un bébé qui se détourne ainsi activement de sa mère, une attitude de retrait ou une inhibition motrice durables chez un bébé sont des signes qui peuvent révéler aussi bien une dépression de l'enfant, qu'un état douloureux somatique ou encore un risque d'évolution autistique.

Il s'agit notamment de pouvoir renoncer à sa propre place d'enfant sans provoquer un vécu de perte et d'abandon, ni déclencher une blessure narcissique, souvent révélatrice de failles anciennes. Le ressentiment qui peut en résulter rendrait difficiles les identifications aux imagos parentales, pourtant nécessaires pour devenir parents.

C'est dans ces liens, dans les représentations conscientes mais aussi inconscientes, que les parents ont d'eux-mêmes bébé avec leur propre mère, que s'inscrira la relation qu'ils pourront établir avec leur propre bébé. Ce dernier, par ce qu'il est et par ce qu'il va réactiver ou éveiller chez les parents, est aussi un acteur essentiel de la construction de la relation parents-bébé.

Dans les traitements d'enfants plus grands, seuls avec l'analyste dans des séances, le jeu, les dessins, donnent accès au fil associatif des pensées conscientes et inconscientes de l'enfant et permettent le travail associatif et interprétatif de l'analyste, conduisant celui-ci à l'élaboration du transfert.

Ce qui est sûr, c'est que l'investissement de l'analyste par le bébé est un élément fondamental du dispositif thérapeutique.

Ici, l'attention flottante laisse place à une attention vigilante particulière, qui ressemble au fond à l'état d'alerte intérieure de la préoccupation maternelle primaire décrite par Winnicott, mais tournée ici vers l'ensemble « parents-bébé », c'est-à-dire vers chacun d'eux et aussi vers leurs liens. La relation précoce constitue une préforme de la relation objectale. L'objectif thérapeutique est de permettre que celle-ci se construise, que soient sauvegardées les capacités de représentation de l'enfant, assurant son bon développement psychique.

La nécessaire évaluation des traitements précoces soulève ainsi la question théorique des traces mnésiques liées aux premières représentations.

Les chapitres qui constituent cet ouvrage témoignent du travail clinique et thérapeutique réalisé par des psychanalystes du Centre Alfred Binet, où un groupe d'entre eux consacre, depuis bientôt quinze ans, une part de ses activités cliniques aux traitements de nourrissons.

Françoise Moggio illustre la question de l'interprétation et des aspects techniques du travail de l'analyste dans les traitements précoces. Elle nous relate ici les premiers mois de la thérapie parents-bébé d'un enfant de un an présentant des troubles du sommeil : elle nous montre les effets d'une interprétation œdipienne survenue dès le début du traitement, et son devenir.


Une interprétation œdipienne précoce

Françoise Moggio

J'ai choisi d'illustrer ces réflexions par la relation des premiers mois d'une thérapie conjointe d'un bébé lourdement insomniaque, thérapie où je me suis montrée très rapidement active sur le plan interprétatif.

La première rencontre

Gaston a 8 mois lorsque ses deux parents viennent en consultation. C'est un bébé superbe et, dit sa mère, « superbement chiant ».

Il recherche peu le contact avec ses parents, j'y reviendrai.

Mais il y a très certainement de ma part une non-prise en compte contre-transférentielle de la souffrance du bébé.

Gaston est monté sur les genoux de sa mère et s'est appuyé contre elle, enfin un peu tranquille. La mère dit a mon intention : « Ça ne lui arrive jamais. » J'en conclus que cette heure et demie n'a pas été inutile.

2è séance

Contre-transférentiellement identifiée au bébé, j'ai le sentiment que tout va un peu trop vite, qu'il n'y a pas assez de moments calmes et peut-être pas assez d'échanges langagiers explicitant les intentions maternelles ou les actions du bébé. Je me surprends à penser : « je voudrais plus de langueur », et ce mot qui me vient spontanément m'étonne, « langueur », « langoureux », le champ lexical est amoureux et plutôt féminin. Qu'en est-il de la phallicité de cette jeune femme, de son envie du pénis, de sa rivalité inconsciente avec son petit garçon ?

Autant de questions qui trouveront peut-être à se résoudre dans une thérapie conjointe qu'elle me demande expressément, et que nous commencerons un mois plus tard pour des raisons de calendrier.

3è séance

Gaston manifeste sa faim, un long temps est ensuite consacré au repas dans des conditions souvent difficiles, enfin nous terminons la séance. C'est là un dispositif particulier dont je peux me demander quelle valeur défensive il revêt, mais j'ai appris au fil des ans qu'en matière de traitement parent-bébé précoce la souplesse relative à l'intérieur du cadre est souvent une nécessité.

4è séance

Puis nous reprenons, et c'est Monsieur qui va se mettre à me parler longuement de lui, à travers une description de son travail qu'il fait avec plaisir. Lui me parlera plus volontiers de ses études, mais mentionnera néanmoins que tout petit il souffrait d'un eczéma et... dormait mal.

Les parents sont un peu stupéfaits et j'interprète, m'adressant à l'enfant : « Eh bien, Gaston, on dirait que tu n'es pas très content de voir que Papa parle tellement avec madame Moggio ; comme si tu avais peur d'être oublié par Papa et madame Moggio, peut-être comme tu as peur d'être oublié la nuit quand Papa et Maman font dodo ensemble et que toi, tu te réveilles et pleures pour les appeler. »

Une interprétation oedipienne classique mais insistant du côté des affects, faite à un bébé de neuf mois.

Les séances suivantes

C'est de cette façon que j'apprends que Madame a des migraines, qui parfois sont très invalidantes, tout comme sa mère, son père et son frère - une histoire de famille pour laquelle elle considère qu'il n'y a pas grand-chose à faire. Je lui fais remarquer en souriant que, s'il n'y a pas grand-chose à faire autour des histoires de famille, ma fonction s'en trouve fort amoindrie.

J'ai résumé ici un certain nombre des échanges qui m'ont paru significatifs ou intéressants et qui se sont déroulés sur plusieurs séances. Il me faut noter que cette famille est très assidue à nos rencontres (ils viendront en séance pendant les vacances), et je sens combien le traitement est investi par eux et paraît les satisfaire, bien que les symptômes de Gaston restent toujours aussi présents, voire s'enrichissent de problèmes autour des repas.

Il est très impatient, mais dès la première bouchée il va se mettre à pleurer et à repousser le petit pot ; il glisse des genoux de sa mère et les parents doivent le poursuivre dans la pièce pour le nourrir ou bien chercher a le distraire : j’acquiers petit à petit la conviction qu'avaler lui est douloureux; il ne s'agit en aucun cas d'un refus alimentaire, il ouvre grand sa bouche et donne tous les signes de l'excitation de la faim, mais pleure des qu'il avale.

On peut discuter du bien-fondé de cette attitude qui vient rompre la neutralité de l'analyste. Pour ma part je la revendique dans certaines situations, et particulièrement celle où une dimension somatique me semble exister chez l'enfant.

Elle se sent, au moment où elle me fait ce récit, très en colère contre l'environnement de la maternité : « Ils avaient des problèmes, ils s'occupaient mal de nous.. Monsieur, lui, va suivre un autre fil, évoquant les régurgitations de Gaston, et en particulier cet épisode, durant les vacances du mois de juillet, où le bébé a vomi pendant trois jours, perdu du poids; ils ont été très inquiets, des examens complémentaires ont été faits qui n'auraient rien montré.

Quelques séances plus tard

Les repas sont plus faciles aussi, mais Monsieur me redit sa réticence au traitement médicamenteux qu'il est très difficile d'administrer au bébé. Je pense à lui enfant, mais il n'aura aucune association.

C'est la seconde fois seulement au bout de quatre mois de thérapie que l'angoisse peut être reconnue.

Moi : « Ça fait beaucoup de tensions, tout ça, les choses sont allées vite, se sont un peu bousculées ; puis il y a eu la maladie du père de Monsieur, très vite après la naissance de Gaston, ça fait beaucoup d'angoisse autour de la mort.

Madame : - Oui, on l'entend maintenant. »

Et je sais que nous sommes tous trois, le père, la mère et moi sensibles au double sens des paroles qu'elle vient de prononcer.

À l'exception de l'agonie du grand-père paternel, la plupart des éléments de cette histoire m'ont été donnés à la première consultation, comme m'ont été exposés les différents symptômes de l'enfant. Mais, encore une fois, c'est dans le tissage associatif et transférentiel qu'ils ont pris sens petit à petit.

07 janvier 2006

The best of : cheesecake

La pâte :
  • 250 g de farine
  • 125g de beurre
  • 125g de sucre en poudre
  • 1 œuf
  • 1 cuillérée à soupe de crème fraîche
  • 1 sachet de sucre vanillé

Emiettez le beurre dans la farine, ajoutez une pincée de sel, le sucre en poudre et le sucre vanillé préalablement mélangés.

Faite un puits et mettez-y l’œuf battu avec la crème fraîche. Mélangez et laissez reposer la pâte au frigo pendant 3 heures

Etalez-la ensuite au rouleau et déposez-la dans votre moule beurré (un grand moule à tarte).

Préchauffez le four thermostat 7 (200°C).

La garniture :

  • 500g de fromage blanc
  • 150g de sucre en poudre
  • 1 sachet de sucre vanillé
  • 1 cuillerée à soupe de zeste d’agrume (pamplemousse, orange ou citron)
  • 15cl de crème fraiche
  • 3 œufs
  • 35g de farine

Séparez les blancs des jaunes d’œufs. Dans un saladier, mélangez les jaunes et le fromage blanc, la crème fraiche, la farine, les sucres et le zeste.

Avec 1 pincée de sel montez les 3 blancs en neige très ferme et incorporez au mélange (doucement, délicatement avec une spatule du fonds vers le haut).

Versez sur la pâte et laissez cuire +/- 35 minutes au four. Vérifiez la cuisson avec une lame de couteau qui doit ressortir sèche.

Démoulez encore chaud et laissez refroidir sur une surface plane.

Bon appétit !

06 janvier 2006

On n'en parle plus : le Traité Constitutionnel de l'Europe

De : ... [mailto:..........@.......fr]
Envoyé : mardi 24 mai 2005 08:37
À : ..............
Objet : Réflexions sur la Constitution

Après quelques discussions et soirées à "refaire le monde" avec des amis j'ai voulu synthétiser les arguments du NON que j'ai entendus et tenter d'y répondre. Vos réponses sont bienvenues!

...............

Le texte est trop compliqué?

Pourquoi lire le texte complet? L'essentiel n'est pas le texte dans l'absolu mais la comparaison avec les traités existants. Si on veut voir "ce qui change" et "ce qui ne change pas" il faut lire le texte + les traités actuels, ce qui est beaucoup trop long. Il vaut donc mieux lire une des nombreuses synthèses disponibles à la FNAC, par exemple "Le petit guide de la constitution européenne" par France Inter à la Doc Française, "La constitution européenne" par O.Duhamel dont l'introduction est très bien, ou les nombreux livres du type "Les arguments du oui et du non". Enfin, bien qu'il soit encore long le texte actuel représente une simplification importante par rapport aux traités actuellement en vigueur (le mieux est l'ennemi du bien).

Pourquoi le titre 3?

Pour certains le titre 3 n'a rien à faire dans une constitution. En votant non, on aurait donc une chance que le texte soit repris et le titre 3 supprimé. C'est oublier que pour d'autres pays européens c'est le titre 2 qu'il faudrait supprimer (les Britanniques)! En dehors de cet argument qui résulte du mode de rédaction de la constitution - discussion et négociation - il faut comprendre le fonds. Le titre 3 reprend les règles des "politiques européennes" déjà décrites dans les traités antérieurs. C'est ainsi que l'Europe s'est construite depuis 1954, commençant par le charbon et l'acier, l'atome, jusqu'à l'euro, la politique étrangère commune etc. C'était une volonté de R.Schumann qui considérait que les ennemis d'hier devaient construire ensemble par couches successives, d'abord sur des sujets concrets et non polémiques. Quand on voit le résultat je trouve qu'il a eu raison! Aujourd'hui il faut tenir compte de cet existant, que le titre 3 reprend en le simplifiant. Il est évidemment impossible d'abroger tous ces traités et de les réécrire, et il serait dommage de ne pas les simplifier avec le titre 3.

Deux faux arguments ont souvent cours au sujet du titre 3 :
- il serait "gravé dans le marbre" : pas plus qu'aujourd'hui puisque les politiques européennes sont déjà en vigueur et ont force de traités, la constitution ne les "grave" donc pas dans le marbre; au contraire elle offre deux procédures de révision qui n'existaient pas auparavant (procédure simplifiée et élargissement des prérogatives du Parlement)
- il serait "libéral" : on a le droit de le penser, c'est une question d'opinion; mais voter non ne changera pas pour autant les traités existants

En conclusion le titre 3 est nécessaire pour rendre plus lisibles les politiques européennes, et faciliter leur révision ultérieure.

Traité ou constitution?

Ce texte n'est pas une constitution mais il en a certains attributs :
- il définit l'organisation des pouvoirs et des institutions en Europe
- il est supérieur aux droits nationaux
- il repose sur un ensemble politique et culturel commun

Mais il lui manque des attributs essentiels pour être une constitution du siècle des lumières :
- il est approuvé à l'unanimité des Etats, et non à la majorité d'une assemblée constituante
- il ne fonde pas les droits nationaux qui restent de la compétence des Parlements des Etats

Pourquoi ces différences? Parce que l'Europe n'est pas un Etat, et que ses compétences sont limitées même si elles ont vocation à s'élargir avec le temps. "Tout ce qui n'est pas de la compétence de l'Europe reste de la compétence des Etats". La Constitution n'a donc pas vocation à fonder les droits nationaux comme le fait habituellement une constitution. Cela se comprend facilement parce que l'Europe est une construction politique d'un genre nouveau. Il s'agit de réunir des pays existants qui ont déjà des institutions, et de mettre en commun certaines compétences, non de "fonder" une démocratie après une révolution ou une déclaration d'indépendance! Ne comparons donc pas le texte à la constitution des USA ou Française.

Qu'est-ce qu'on y gagne?

Ce traité est une deuxième étape du renforcement des institutions politiques européennes après Maastricht. Le traité de 1992 avait créé l'Union européenne, la politique extérieure commune, la monnaie unique. Aujourd'hui on élargit les pouvoirs du Parlement, on fusionne l'Union et la Communauté européennes, on crée des postes de Président et de Ministre des affaires étrangères. Ce sont des avancées dans le bon sens même si on est encore loin du compte, et pour certains pays cela représente déjà un effort important par rapport à ce qu'ils souhaitaient (une Europe limitée au marché commun). En cas de renégociation du texte, il est peu probable qu'on ira plus loin dans le renforcement des institutions, au contraire.

L'unanimité est un obstacle considérable pour l'Europe. Parce qu'elle donne à chacun des 25 pays un droit de veto elle conduirait à des situations de blocage et empêcherait de faire évoluer nos accords. Le mode de décision à la majorité qualifiée gagne du terrain dans le nouveau texte, ce qui représente un vrai progrès démocratique.

Bien sûr les institutions européennes ne sont pas un clone de nos institutions nationales, ont a vu pourquoi : l'Europe n'est pas un Etat. Elle comprennent 3 instances représentatives :
- un "gouvernement de l'Europe", la Commission
- une représentation des Etats, le Conseil
- une représentation des peuples, le Parlement

Quand je regarde 10 ans en arrière, je constate que ces institutions sont beaucoup plus claires et compréhensibles que ce qui existait à l'époque. Elle ont évolué, et surtout je me suis enfin intéressé au sujet. Le débat actuel aura eu le mérite de constituer un énorme effort de pédagogie.

J'avoue qu'en 1992 je comprenais très mal le traité de Maastricht et j'en avais une image négative. Pourtant si il n'avait pas été approuvé, la construction européenne aurait assurément stagné. C'est ce que je redoute en cas de victoire du NON, car cela s'est déjà produit :
- la Communauté Européenne de Défense (armée européenne) est une idée qui date de 1954 mais que la France avait rejetée à l'époque, on voit où on en est aujourd'hui;
- le premier projet de constitution européenne a été présenté au Parlement européen en 1984 et rejeté par les Etats, il a fallu 20 pour en réécrire un.

05 janvier 2006

Rapport Camdessus "Le sursaut" (2004)

Voici, pour faire suite à un précédent post (Règle d'or des finances publiques), une synthèse du rapport Camdessus. Ancien Directeur du FMI, Camdessus a été critiqué pour sa gestion considérée comme libérale, voire dogmatique, des crises de la dette. J'ai été surpris de constater, au moment où l'on parlait du rapport Pébereau (peut-être un prochain post?), que certaines préconisations du rapport Camdessus étaient déjà en train d'être mises en oeuvre, une fois n'est pas coutume . J'ai donc voulu savoir ce qu'il y avait dedans...

Notes sur le rapport Camdessus : Le sursaut (2004)





Thèse : notre modèle de croissance n’est plus adapté, « nous sommes obsédés par la perspective du déclin ». Tout concourt à montrer que nous sommes déjà engagés dans un processus de décrochage économique. Ce sont nos choix politique et économiques passés qui en sont responsables.

Le constat

Le chômage est de 10%, en lente augmentation, caractérisé par un taux d’emploi des jeunes de 16 à 24 ans de 24% contre 44% dans l’OCDE, et 34% contre 50% pour les 55-64 ans. La politique de lutte contre la pauvreté est inefficace : notre taux de transfert sociaux est comparable à celui des pays nordiques, mais notre taux de pauvreté est proche de celui du Royaume-Uni qui effectue cinq fois moins de transferts sociaux (NB : attention à la définition de l’indice de pauvreté qui me semble ici biaisé). Nous travaillons peu du fait de notre taux de chômage élevé et de notre faible durée du travail. A l’inverse, notre productivité horaire semble relativement élevée, mais son évolution est préoccupante. La part de l’investissement public dans le PIB est passée de 5% à 4% au cours des années 90, alors que la part des dépenses publiques augmentait. La croissance potentielle de notre économie est vouée à baisser, de 2,2% actuellement à 1,6% en 2015 pour des raisons démographiques. Nos problèmes sont momentanément atténués par l’euro qui permet des taux historiquement bas et nous met à l’abri des crises de change. Mais ceci n’est pas tenable si nous ne changeons rien – taux d’emploi, rythme du progrès technique, investissement (NB : une formule simple à retenir est PIB = travail x productivité).

Ce constat est d’autant plus amer que nous sommes partis d’une situation financièrement saine en 1980 avec 20% d’endettement, et avons depuis « vécu à crédit et sur le dos de nos enfants » (NB : il faut expliquer ce concept de transfert intergénérationnel, et souligner ses différences avec la situation de dette extérieure des Etats-Unis). « Ce sont les jeunes qui supporteront directement la charge de la réduction de vie active que nous nous sommes octroyée, et c’est sur eux que se concentrent dès maintenant l’insécurité et la précarité ».

L’allongement de la durée de vie a également un effet mécanique sur nos dépenses de santé, qui augmenteront de ce fait de 1,2% de PIB d’ici 2050. Selon la manière dont ce supplément de durée de vie sera utilisé – au travail ou à la retraite – son effet sur la croissance sera positif ou négatif (NB : oui, cela peut être positif, il ne faudrait pas l’oublier !). Face au rythme actuel d’innovation technologique nous ne pouvons plus nous contenter d’une « rente technologique » car nos compétences sont désormais sans cesse remises en jeu. La principale concurrence de demain sera donc celle de nos systèmes d’éducation et de recherche.

Nous sommes les premiers à bénéficier de la mondialisation, que nous avons trop tendance à ne voir que comme une contrainte extérieure qui gouverne notre destin. La désindustrialisation est une évolution inéluctable, et même normale : plus une société est prospère plus elle consomme relativement de services (NB : la consommation de services correspond aussi à une spécialisation du travail, et à une moins grande consommation de biens matériels). L’agriculture a suivi il y a déjà plusieurs décennies une évolution analogue. Notre secteur des services est aujourd’hui massivement exportateur, et vient en renfort de l’industrie pour équilibrer notre balance extérieure. Ceci est indispensable car nous sommes importateurs d’énergie et de matières premières que nous devons payer par des exportations sous peine de voire notre croissance asphyxiée.

La relance

La solution ne réside pas dans une hausse des investissement publics ni des programmes de grands travaux : notre Etat n’en a pas les moyens et nous sommes déjà très bien équipés. En revanche, les investissements existants doivent être plus ciblés et privilégier le progrès technique si nous voulons maintenir une croissance plus élevée que l’évolution démographique.

Pendant les phases de hausse rapide de la productivité, la réduction du temps de travail était économiquement justifiée par un partage des gains de productivité. Mais elle est aujourd’hui déconnectée du rythme de hausse de la productivité, et n’a été poursuivie que dans une tentative de « partage du travail ». C’est le raisonnement inverse qu’il fallait faire : « le travail des uns crée du travail pour les autres ». On sait qu’aucune hausse du chômage n’a été constatée lors des épisodes historiques dans lesquels la population a augmenté brusquement (rapatriés d’Algérie).

Pour travailler plus, nous disposons de gisements d’emplois bien identifiés dans certains secteurs (commerce et hôtellerie restauration). Ce sont des domaines relativement abrités de la concurrence internationale.

Parmi les pays qui ont mieux réussi que la France en termes de croissance et de chômage, la Finlande a mis l’accent sur l’innovation et les PME. Le budget de l’équivalent de l’ANVAR y est proportionnellement cinq fois plus élevé. En Suède, la dette publique a été ramenée de 80% à 52% entre 1994 et 2003 alors que la part des dépenses publiques dans le PIB baissait de 10%. Le Danemark a mis en place un régime assez permissif de licenciements, mais dépenses 2,5 fois plus que la France dans sa politique active et passive en faveur de l’emploi, d’où le terme de « flexi-sécurité ». Le Royaume-Uni a, depuis 1996, renforcé le contrôle des bénéficiaires d’allocations chômage, et instauré une allocation pour les personnes qui ont un emploi qui est plus généreuse que notre prime pour l’emploi, mais plus ciblée. Les Français ne sont pas égaux devant l’insécurité, entre les salariés du secteur public qui bénéficient d’une grande sécurité, et les autres qui subissent une précarité croissante. Ce clivage constitue une grave menace pour notre société.

Priorités

Dans le système scolaire, on pourrait mettre en place des établissements publics expérimentaux. Placés sous la responsabilité des collectivités territoriales, leurs enseignants seraient recrutés par le chef d’établissement.

Le système scolaire est protégé de la concurrence internationale, autant le supérieur y est entièrement plongé. De plus, on demande à l’école de transmettre des connaissances, et au supérieur d’en produire. Or, nous consacrons moins à chaque élève du supérieur que dans le secondaire, sans raison apparente. Notre système universitaire est de moins en moins performant au plan international. Sur le plan de la recherche, nos universités généralistes dispersent trop leurs moyens pour être efficaces, et nos grandes écoles n’ont pas la taille critique. Enfin, du fait de leur gratuité, nos universités sont condamnées à la pauvreté : nous dépensons 3 fois moins par étudiants que les Etats-Unis, alors que les universités y reçoivent 50% de financement privé. Les services de nos universités sont donc très mal lotis (orientation, bourses, logement, restaurants) et seuls les étudiants les plus aisés parviennent à compenser ces carences.

Etat, régions et entreprises confondues, nos dépenses de formation représentent plus d’1% du PIB. Malheureusement, elles ne sont, elles non plus, pas très efficaces.

Sur le plan de l’innovation, les ruptures radicales proviennent plus souvent d’entreprises nouvelles que de groupes existants. Le soutien aux PME est donc indispensable. Bien que nous créons autant de jeunes entreprises que d’autres pays, et qu’elles survivent globalement aussi bien, elles sont peu nombreuses à atteindre un niveau de développement avancé et créent moins d’emplois. Pour y pallier, la loi de 2004 a créé des statuts favorables aux jeunes entreprises innovantes et aux business angels. La fusion de l’ANVAR et de la BDPME est également une bonne chose. Le rapport préconise de plus une transformation du contrat de travail et des procédures de licenciement (NB : cf. Contrat Nouvelle Embauche et discussions actuelles sur une révision du Code du Travail). Enfin, la réticence des banques à accorder des prêts aux entreprises devrait être traitée dans un projet de loi sur la sauvegarde des entreprises (réglementation des dépôts de bilan et liquidations, notamment rupture de soutien et soutien abusif).

Pour permettre aux seniors de travailler plus longtemps, le rapport préconise de démanteler tous les dispositifs de retraite anticipée, et de permettre sans restriction le cumul d’un emploi rémunéré et d’une retraite. Ceci donnerait aux entreprises et aux salariés concernés une plus grande marge de manœuvre dans la négociation salariale (NB : problème du « senior qui coût trop cher par rapport à un junior »). Il faut également abroger la loi Delalande qui condamne les entreprises qui licencient un salarié de plus de 50 ans à payer une amende : celle-ci a pour effet de freiner les embauches après 45 ans et d’accélérer les licenciements avant 50 ans.

En France, les jeunes les moins diplômés restent plus longtemps dépendants de leur famille que dans d’autres pays, et semblent souffrir d’un handicap spécifique. Le Revenu Minimum d’Activité devrait donc être accompagné d’une obligation de formation.

Du point de vue de la protection des salariés, les CDD qui ne représentent que 12,5% des emplois concernent les trois-quarts des créations d’emploi. Or les salariés en CDD ont des chances très inégales de voir leur contrat transformer en CDI, ce qui conduit à une dualisation du marché du travail entre les CDI protégés qui bénéficient de l’accession au prêt et autres avantages, et les CDD sans cesse reconduits et précaires. Le rapport préconise la création d’un contrat unique qui supprime ce clivage. La philosophie est de moins protéger les emplois existants et de mieux protéger les salariés en général.

Le service public d’aide à l’emploi est mal doté en moyens humains (deux fois moins qu’en Suède ou au Royaume-Uni) et mal organisé (séparation de l’ANPE et de l’UNEDIC).

Les indemnités versées au salarié licencié sont souvent injustes, de 3 à 6 mois pour l’employée peu qualifiée d’une PME en province qui a dix ans d’ancienneté, à 30 mois pour un cadre de banque parisienne qui retrouvera sans difficulté un emploi. Les cotisations sociales des entreprises dépendent uniquement de la masse salariale, et pas de leur comportement en termes de licenciements. Elles devraient être incitées à tenir compte du coût des licenciements pour la collectivité par un système de bonus-malus sur leurs cotisations dépendant de leur comportement en termes d’embauches et de licenciements. A l’inverse, vouloir s’opposer à la destruction d’emplois par la voie judiciaire est illusoire : le juge est peu compétent pour apprécier la « bonne » ou « mauvaise » motivation d’une entreprise qui licencie. L’entreprise sera d’autant plus frileuse à embaucher qu’elle anticipera un coût élevé de licenciement en raison de l’aléa de la procédure judiciaire.

Concernant les bas salaires, les études montrent que le SMIC actuel est trop élevé ce qui garantit un certain revenu à ceux qui ont du travail mais empêche les moins qualifiés d’en trouver un. Pour compenser cette situation, les charges sociales patronales ont été allégées par vagues successives depuis 1993. Ces allègements représentent 26% sur les 45% de charges patronales au niveau du SMIC, et s’annulent à 1,7 SMIC. Il est démontré que cette politique a créé des emplois (combien ?), mais elle peut difficilement être accentué dans l’état actuel de nos finances.

Une autre idée est la PPE qui distribue 250€ par an à 8 millions de ménages. Elle est trop peu généreuse, trop peu ciblée, manque de visibilité, et n’est versée qu’un an après la reprise d’activité. Il conviendrait de plus la cibler sur les emplois à temps partiel, ce qui correspond aux besoins du commerce et de l’hôtellerie restauration.

Sur la réduction du temps de travail à 35 heures, le rapport conclut prudemment que le problème se situe moins sur la durée de travail hebdomadaire que sur le déficit de travail sur toute la durée de la vie – et donc l’âge de la retraite.

Le travail « gratuit » n’est pas comptabilisé dans notre PIB. Ainsi, la garde d’enfant à domicile par un tiers a un impact direct sur la croissance, alors que si c’est un parent qui l’effectue ce travail est ignoré (NB : dans le deuxième cas, il ne paie pas de charges sociales et ne bénéficie pas des prestations correspondantes).

Notre marché des services est encore marqué par une concurrence insuffisante. La réglementation doit donc évoluer pour favoriser les entreprises qui cherchent à se développer en conquérant des positions acquises, au lieu de créer des entraves visant à protéger la rente des acteurs installés (taxis, pharmacies). La liberté de fixation des prix doit être accrue : ainsi, la loi Galland, en encourageant les marges arrières et le maintien de prix élevés, nous coûte 0,1% à 0,2% d’inflation supplémentaire par an.

Avec la généralisation du travail des femmes et le vieillissement de la population, les services deviendront des éléments majeurs de l’amélioration de la qualité de vie. Il suffit de songer aux 800000 victimes de la maladie d’Alzheimer dont le maintien à domicile doit être facilité.

Dans les services financiers, la privatisation et la restructuration du secteur bancaire ont eu des effets très positifs. Et contrairement aux prévisions des plus pessimistes, les banques françaises ont très bien résisté aux dernières crises majeures : crise de la dette des pays émergents, effondrement boursier, malgré un contexte économique morose. Mais la non tarification des chèques et la non rémunération des comptes à vue - le « ni-ni » – reste cependant un handicap important. Les chèques continuent d’être trop utilisés (60% des paiements) alors qu’ils constituent un moyen de paiement obsolète et source de surcoûts qui sont répercutés sur les consommateurs de façon déguisée. Les comptes non rémunérés contribuent à découpler l’économie de la politique monétaire, rendant cette dernière moins efficace.

L’Etat et les institutions

Le rapport préconise de supprimer un grand nombre d’organisations administratives et de réformer la fonction publique dont l’organisation en nombreux corporatismes s’oppose à une bonne gestion des ressources humaines. Sur les 10 prochaines années, 50% des effectifs de la fonction publique d’Etat vont partir à la retraite soit en moyenne 77000 personnes par an. Simplement pour maintenir constante la charge des salaires et des pensions versées, les embauches devraient être limitées à 40000 par an, ce qui représente un gain de productivité de 2,25% par an. La commune et la région semblent être les deux structures adéquates pour gérer d’une part les initiatives locales et d’autre part les projets stratégiques. Les autres échelons administratifs devraient donc être regroupés.

La Loi Organique sur les Lois de Finance « représente une opportunité exceptionnelle pour la gestion publique ». Elle doit cependant s’accompagner de la mise en place d’une culture de la gestion pluriannuelle, de comptabilité analytique et de contrôle de gestion pour être efficace, en plus des objectifs de mesure de performance qui sont déjà affichés.

L’Etat doit pouvoir mener une politique budgétaire contra cyclique, car les instruments monétaires relèvent maintenant des institutions européennes (cf. plus loin). Cela suppose une bonne gestion des cycles économiques, les recettes supplémentaires en haut de cycle résultant d’une meilleure croissance devant être affectées à la réduction de la dette. La contrainte budgétaire et financière sur les dépenses publiques doit être généralisée à l’ensemble de la sphère publique – dépenses sociales et locales comprises (NB : l’Etat transfère-t-il son déficit aux collectivités pour respecter les critères du Pacte de Stabilité ?). Depuis 20 ans, les dépenses des collectivités locales ont progressé à un rythme moyen supérieur de 2% à celui du PIB, dans un climat d’opacité et d’irresponsabilité. Parallèlement, une règle de gestion à l’équilibre des dépenses sociales doit être instauré, le déficit de l’année N devant obligatoirement être compensé l’année N+1.

Sur le plan fiscal, le rapport se fixe comme principe de ne recommander aucune réduction de recettes fiscales tant que les réductions de dépenses correspondantes n’auront pas été mises en œuvre. Il conseille de rendre notre système fiscal plus lisible à l’international, par exemple en supprimant le système des abattements qui conduisent à afficher un taux d’imposition marginal élevé mais trompeur. Il conseille de favoriser l’investissement et la transmission anticipée du patrimoine, et de placer sous plafond global les prélèvements sur les revenus.

L’objectif d’ensemble devrait être de diminuer la part des dépenses publiques dans le PIB de 5% en 5 ans, et de ramener la dette sous le plafond de 60%.

L’Europe constitue le « creuset de notre destin ». Le Pacte de Stabilité et de Croissance a été très mal présenté à l’opinion. Il est interprété comme une contrainte extérieure artificielle imposée à notre pays, alors qu’il a permis la création d’une monnaie stable et la baisse des taux nécessaire (NB : mais pas suffisante) à notre croissance. La contrepartie est que l’euro a désarmé la fonction de surveillance permanente des marchés et que nos gouvernements ont de ce fait laissé se produire un relâchement budgétaire qui aurait été impossible auparavant.

Le rapport reconnaît que les conditions actuelles de définition du Policy Mix (combinaison de politique budgétaire et monétaire permettant d’atteindre un objectif économique) ne sont pas satisfaisantes, et le sujet est ouvert entre pays de l’Union. Mais il est très sévère à l’égard des gouvernements de l’Union qui, interprétant dès les premières difficultés avec laxisme les engagements budgétaires prix à Bruxelles, obligent la BCE à redoubler de circonspection dans sa tâche (NB : cf. hausse récente des taux de 0,25% et protestations indignées de T.Breton). Sur ce point précis, la mention d’un objectif de soutien à la croissance et à l’emploi dans les missions de la BCE ne changerait pas grand-chose. Aux Etats-Unis, la politique budgétaire responsable du gouvernement a permis à la Fed de maintenir des taux très bas pendant la deuxième moitié des années 90 alors que la croissance avait augmenté par rapport à la période précédente.

Le principal reproche qui peut être fait au Pacte de Stabilité et de Croissance est d’ignorer les phénomènes cycliques. Pour donner l’exemple, la France devrait tenir ses engagements de façon exemplaire et diminuer sa dette dans la mesure où notre croissance atteint actuellement son potentiel.

Pour que la politique monétaire de la BCE soit plus efficace, il convient d’améliorer les mécanismes de transmission à l’ensemble de l’économie. On a mentionné plus haut la rémunération des dépôts, d’autres mesures sont nécessaires pour faciliter la renégociation des crédits et abaisser les frais de remboursement anticipé, faciliter le crédit hypothécaire pour permettre aux ménages de profiter de la hausse de leurs actifs (immobilier).

La dépendance des marchés financiers européens à l’égard des mouvements des marchés américains est anormale. Pour y remédier, il est nécessaire de renforcer l’information et la communication sur les indicateurs économiques et financiers de la zone euro, au lieu d’attendre la publication de l’indice des créations d’emploi aux Etats-Unis. Enfin, l’opposition idéologique à la mise en place de fonds de pension a pour effet de mettre une part de notre économie sous la domination des fonds américains et japonais.

Dans les statistiques, je pense que la plus intéressante est l’évolution du PIB par habitant. Ceci permet de mesurer l’évolution de notre niveau de vie indépendamment de l’évolution démographique :

Evolution du PIB par tête de différent pays, comparé à celui des Etats-Unis (base 100% pour les Etats-Unis)

Pourquoi le PIB par habitant est-il intéressant? Parce qu'il mesure l'évolution de notre niveau de vie, alors que le PIB mesure notre poids économique sans tenir compte du nombre d'habitants qui se partagent le gateau!

Ce graphique accrédite l'idée que la France a "décroché" : on y voit en effet que les Etats-Unis ont commencé par améliorer leur niveau de vie plus rapidement que les autres pays pendant la première moitié du 20ème siècle, et depuis l'après-guerre il y a un phénomène de rattrapage, sauf pour la France. Il convient cependant de noter que le rattrapage en question s'est fait principalement pendant les 30 glorieuses, et qu'il est peu marqué depuis.

Il est intéressant de constater qu’entre 1980 et 2003, l’écart de croissance entre le PIB américain et Français a été de 45% (16% pour le Royaume-Uni), chiffre pratiquement égal à l’écart de croissance entre le nombre d’heures travaillées aux Etats-Unis et en France qui est de 42% (14% pour le Royaume-Uni). Le rapport en déduit que la baisse de la durée du travail en France explique à elle seule notre retard de croissance.