Extraits de « Impostures intellectuelles » publié par Alan Sokal et Jean Bricmont, deux professeurs de physique qui dénoncent l’utilisation abusive de la terminologie scientifique pour étayer des théories douteuses en sciences humaines.
Lacan
« Ce diagramme [le ruban de Möbius] peut être considéré comme la base d'une sorte d'inscription essentielle à l'origine, dans le nœud qui constitue le sujet. Ceci va bien plus loin que vous ne pourriez le penser à première vue, car vous pouvez chercher le type de surface capable de recevoir de telles inscriptions. Vous verrez peut-être que la sphère, ce vieux symbole de la totalité, n'est pas approprié. Un tore, une bouteille de Klein, une surface cross-cut, sont capables de recevoir une telle coupure. Et cette diversité est très importante car elle explique beaucoup de choses sur la structure de la maladie mentale. Si l’on peut symboliser le sujet par cette coupure fondamentale, de la même façon on peut montrer qu'une coupure sur un tore correspond au sujet neurotique, et sur une surface cross-cut à une autre sorte de maladie mentale. » (Lacan 1970, p. 192-193)
« Sans doute Claude Lévi-Strauss, commentant Mauss a-t-il voulu y reconnaître l'effet d'un symbole zéro. Mais c'est plutôt du signifiant du manque de ce symbole zéro qu'il nous paraît s'agir en notre cas. Et c est pourquoi nous avons indiqué, quitte à encourir quelque disgrâce, jusqu'où nous avons pu pousser de détournement de l'algorithme mathématique à notre usage : le symbole √(-1), encore écrit i dans la théorie des nombres complexes, ne se justifie évidemment que de ne prétendre à aucun automatisme dans son emploi subséquent.
[…] C'est ainsi que l'organe érectile vient à symboliser la place de la jouissance, non pas en tant que lui-même, ni même en tant qu'image, mais en tant que partie manquante à l'image désirée : c'est pourquoi il est égalable au √(-1) de la signification plus haute produite, de la jouissance qu'il restitue par le coefficient de son énoncé à la fonction de manque de signifiant : (-1). » (Lacan 1971a, p. 183-185)
Kristeva
« Ayant admis que le langage poétique est un système formel dont la théorisation peut relever de la théorie des ensembles, nous pouvons constater, en même temps, que le fonctionnement de la signification poétique obéit aux principes désignés par l'axiome du choix. Celui-ci stipule qu'il existe une correspondance univoque, représentée par une classe, qui associe à chacun des ensembles non vides de la théorie (du système) un de ses éléments.
(EA) {Un(A) . (x)[~Em(x) . > . (Ey)[y e x . <yx> e A]]}
[Un (A) – « A est univoque » ; Em(x) – « la classe x est vide ».]
Autrement dit, on peut choisir simultanément un élément dans chacun des ensembles non vides dont on s'occupe. Ainsi énoncé, l'axiome est applicable dans notre univers epsilon du lp. Il précise comment toute séquence comporte le message du livre. » (Kristeva 1969, p. 189)
Deleuze
« En premier lieu, les singularités-événements correspondent à des séries hétérogènes qui s'organisent en un système ni stable ni instable, mais « métastable », pourvu d'une énergie potentielle où se distribuent les différences entre séries. (L'énergie potentielle est l'énergie de l'événement pur, tandis que les formes d'actualisation correspondent aux effectuations de l'événement.) En second lieu, les singularités jouissent d'un processus d'auto-unification, toujours mobile et déplacé dans la mesure où un élément paradoxal parcourt et fait résonner les séries, enveloppant les points singuliers correspondants dans un même point aléatoire et toutes les émissions, tous les coups, dans un même lancer. En troisième lieu, les singularités ou potentiels hantent
Guattari
« On voit bien ici qu'il n'existe aucune correspondance bi-univoque entre des chaînons linéaires signifiants ou d'arché-écriture, selon les auteurs, et cette catalyse machinique multidimensionelle, multiréférentielle. La symétrie d'échelle, la transversalité, le caractère pathique non discursif de leur expansion : toutes ces dimensions nous font sortir de la logique du tiers exclu et nous confortent à renoncer au binarisme ontologique que nous avons précédemment dénoncé. Un agencement machinique, à travers ses diverses composantes, arrache sa consistance en franchissant des seuils ontologiques, des seuils d'irréversibilité non linéaires, des seuils ontogénétiques et phylogénétiques, des seuils d'hétérogenèse et d'autopoïèse créatives. C'est la notion d'échelle qu'il conviendrait ici d'élargir, afin de penser les symétries fractales en terme ontologique. Ce que traversent les machines fractales, ce sont des échelles substantielles. Elles les traversent en les engendrant. Mais — il faut le reconnaître — ces ordonnées existentielles qu'elles « inventent » étaient déjà là depuis toujours. Comment soutenir un tel paradoxe ? C'est que tout devient possible (y compris le lissage récessif du temps, évoqué par René Thom) dès lors qu'on admet une échappée de l'agencement hors des coordonnées énergético-spatio-temporelles. Et, là encore, il nous appartient de redécouvrir une façon d'être de l'Être — avant, après, ici et partout ailleurs —, sans être cependant identique à lui-même ; un Être processuel, polyphonique, singularisable aux textures infiniment complexifiables, au gré des vitesses infinies qui animent ses compositions virtuelles.
La relativité ontologique ici préconisée est inséparable d'une relativité énonciative. La connaissance d'un Univers (au sens astrophysique ou au sens axiologique) n'est possible qu'à travers la médiation de machines autopoïétiques. Il convient qu'un foyer d'appartenance à soi existe quelque part pour que puisse venir à l'existence cognitive quelque étant ou quelque modalité d'être que ce soit. En dehors de ce couplage machine/Univers, les étants n'ont qu'un pur statut d'entité virtuelle. Et il en va de même de leurs coordonnées énonciatives. La biosphère et la mécanosphère, accrochées sur cette planète, focalisent un point de vue d'espace, de temps et d'énergie. Elles tracent un angle de constitution de notre galaxie. Hors de ce point de vue particularisé, le reste de l'Univers n'existe (au sens où nous appréhendons, ici-bas, l'existence) qu'à travers la virtualité de l'existence d'autres machines autopoïétiques au sein d'autres bio-mécanosphères saupoudrées dans le cosmos. La relativité des points de vue d'espace, de temps, d'énergie ne fait pas pour autant sombrer le réel dans le rêve. La catégorie de Temps se dissout dans les considérations cosmologiques sur le big bang tandis que s'affirme celle d'irréversibilité. L'objectivité résiduelle est ce qui résiste au balayage de l'infinie variation des points de vue constituables sur lui. Imaginons une entité autopoïétique dont les particules seraient édifiées à partir des galaxies. Ou, à l'inverse, une cognitivité se constituant à l'échelle des quarks. Autre panorama, autre consistance ontologique. La mécanosphère prélève et actualise des configurations qui existent parmi une infinité d'autres dans des champs de virtualité. Les machines existentielles sont de plain-pied avec l'être dans sa multiplicité intrinsèque. Elles ne sont pas médiatisées par des signifiants transcendants et subsumées par un fondement ontologique univoque. Elles sont à elles-mêmes leur propre matière d'expression sémiotique. L'existence, en tant que procès de déterritorialisation, est une opération intermachinique spécifique qui se superpose à la promotion d'intensités existentielles singularisées. Et. je le répète, il n'existe pas de syntaxe généralisée de ces déterritorialisations. L'existence n'est pas dialectique, n'est pas représentable. Elle est à peine vivable ! » (Guattari 1992, p. 76-79)
Baudrillard
« L'énoncé du « secret » des malheurs collectifs, c'est-à-dire de la condition a priori de toute histoire politique passée, présente et à venir, tient en quelques mots simples et enfantins. Si l'on veut bien observer que les définitions du surtravail et de l'inconscient tiennent chacune en une phrase (et, dans les sciences physiques, l'équation de la relativité générale en trois lettres), on se gardera de confondre simplicité avec simplisme. Ce secret a la forme d'une loi logique, généralisation du théorème de Gödel : il n'y a pas de système organisé sans clôture, et aucun système ne peut se clore à l'aide des seuls éléments intérieurs au système. » (p. 256, italiques dans l'original)
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